Il y avait comme un air de déjà–vu au Parlement argentin jeudi dernier. Comme deux ans auparavant, les députés s’apprêtaient à y tenir de nouveau une séance marathon de plus de vingt heures sur la question de la légalisation de l’avortement dans le pays. Le vote fut sans appel : 131 en faveur et 117 contre.
Photo : Europe 1
Le soleil se lève à peine sur la capitale argentine et une véritable marée verte se presse sur l’esplanade jouxtant le Parlement argentin. Toute la nuit, dans la chaleur de l’été de l’hémisphère Sud, ces militantes féministes auront suivi en direct le débat des députés, réunis pour la première fois en présentiel depuis le début de la pandémie. Sur les coups de 7 h 30, un long silence, suivi par des cris d’allégresse : après vingt heures de débat et plus de 160 prises de parole, le Parlement argentin approuve une nouvelle fois la légalisation de l’avortement. Le vote fut sans appel avec un avantage plus net qu’il y a deux ans : 131 en faveur et 117 contre (en 2018, la différence se jouait à quatre votes).
Mais remontons dans le temps. Sur proposition du Parlement, un long débat commence en juin 2018. La participation de la société civile est sans précédent et la question du droit à l’avortement s’invite dans tous les foyers de l’Argentine, divisés entre le camp des verts (en faveur de la légalisation) et celui des bleus (contre la proposition de loi). Dans un pays profondément catholique, avec un gouvernement au pouvoir ne désirant pas se prononcer sur la question, le texte arrive tant bien que mal à regrouper une majorité de députés. La victoire sera pourtant de courte durée car deux mois et demi plus tard, en août 2018, le Sénat avortera le projet de loi.
Pourtant, la ferveur des militants et militantes ne retombera pas et en 2019, le candidat Alberto Fernández en fait une de ses promesses de campagne. C’est donc sur demande présidentielle que le texte de loi revient au Parlement. La date pour l’ouverture du débat législatif n’est pas le fruit du hasard : il s’agit du 10 décembre, la journée internationale des droits de l’homme mais également le premier anniversaire de la présidence Fernández, qui entendait terminer cette année sur une note positive après un début de mandat jalonné par la pandémie et la restructuration de la dette argentine.
Un exemple pour la région
Si le texte venait à être approuvé par les sénateurs, l’Argentine serait le troisième pays d’Amérique latine après l’Uruguay et Cuba à légaliser l’avortement (il est aussi légal dans certains États du Mexique). Jusqu’à présent, l’avortement était autorisé dans le pays, en cas de viol ou lorsque la vie de la mère était en danger. En Amérique latine, la question du droit à l’avortement divise profondément. Il est important de souligner que, bien que l’avortement soit autorisé sous conditions dans la majorité des pays de la région, l’avortement est interdit sous toutes ses formes en République dominicaine, Haïti, Honduras, El Salvador et Nicaragua. Actuellement, au Salvador, 18 femmes se trouvent encore derrière les barreaux, condamnées pour avoir avorté.
« L’éducation pour pouvoir décider, les contraceptifs pour ne pas avoir à avorter, l’avortement légal pour ne plus mourir »
Le projet de loi autoriserait une interruption de grossesse jusqu’à quatorze semaines à toutes les personnes capables de porter un enfant et devrait être effectué dans les dix jours suivant la demande. L’avortement serait inclus dans le Programme médical obligatoire afin que toutes les Argentines puissent y avoir accès gratuitement. Pour le corps médical, il y aurait une possibilité d’objection de conscience qui devrait être accompagnée d’une réorientation vers un centre médical plus favorable. Afin de gérer au mieux les demandes émanant des secteurs les plus conservateurs, le gouvernement regroupa de façon très astucieuse, le projet de loi pour l’avortement avec le Programme des 1 000 jours, un programme social visant à protéger et aider les jeunes mamans dans les premières années de la vie de leurs bébés.
Comme en 2018, le texte ne connaît pas de regroupement partisan, le vote en faveur étant aussi bien soutenu par les députés du parti au pouvoir que par des membres de l’opposition. En l’espace de deux ans, les arguments des deux camps n’ont pas beaucoup changé. Ses défenseurs invoquaient la question de la santé publique et la liberté des femmes de pouvoir décider sur leur propre corps. On retiendra les larmes de la députée Alicia Aparicio, brandissant la photo de sa grand-mère morte lors d’un avortement clandestin. En Argentine, tous les jours, 1 000 femmes ont recours à l’avortement et selon les données publiées par le ministère de la Santé, 45 000 femmes sont hospitalisées chaque année à la suite de complications d’un avortement clandestin.
De l’autre côté, les opposants invoquaient un avortement utilisé comme contraceptif, le fameux « avortement de confort » et le manque de prise en compte de la vie du bébé. Pour eux, la question de l’avortement en ces temps de pandémie n’est absolument pas prioritaire et vise à détourner l’attention des vrais problèmes de la société argentine. En réponse à cet argument, la dernière députée à s’exprimer dans ce débat, la députée de Buenos Aires, Gabriela Cerruti, réplique : « On nous a répété aujourd’hui qu’il ne fallait pas débattre sur l’avortement à cause de la crise économique dans laquelle nous nous trouvons. Écoutez… ce n’est pas nouveau que ce monde est injuste. Ce n’est pas nouveau que dans ce monde il y a de la misère. Ce n’est pas nouveau que ce monde n’est pas celui dont nous rêvons. Nous les femmes, nous le savons mieux que quiconque. Parce que pendant des siècles, on nous a obligées à mettre bas pour envoyer nos enfants à la guerre. Parce que pendant des siècles, on nous a obligées à mettre bas pour envoyer nos enfants dans les usines. On nous a obligées à mettre bas pour ensuite détourner le regard quand il est confronté à la pauvreté. Le monde est injuste, c’est un fait. Mais la réponse ne se trouve pas dans nos utérus. Le monde est injuste parce qu’il est construit depuis plus de 500 ans sur un système exploitant la Nature et le corps des femmes. »
Malgré la joie des manifestants dans les rues de Buenos Aires ce vendredi matin, le droit à un avortement légal et gratuit n’est pourtant pas encore acté. Comme en 2018, le texte doit encore passer par le Sénat qui, cette fois-ci, paraît plus enclin à ratifier la loi. La décision de la deuxième chambre législative devrait être connue avant la fin de l’année.
Romain DROOG