Gwen-Haël Denigot nous propose, dans le cadre de la collection Villes en V.0., de la maison d’édition Atlande, une traversée culturelle de la ville de Buenos Aires. Il ne s’agit pas d’un simple guide, quoiqu’il puisse être utile à un touriste averti. Le concept, très affiné, est celui d’organiser la promenade à partir d’une liste de 53 mots ou groupes de mots, choisis en fonction de leurs résonances dans l’histoire, la culture ou les mythologies des Portègnes. Ils peuvent désigner des lieux, des personnes, des objets emblématiques, des pratiques populaires ou, simplement, des actualisations linguistiques locales de réalités sociales.
Photo : L’Atalante
Chacune de ces entrées nous donne accès à une définition, une description et une mise en contexte, souvent assez pointue. Ces précisions sont suivies d’un texte, littéraire, journalistique ou documentaire, signé par des auteurs argentins ou bien par des étrangers qui ont voyagé et nous donnent leur perception de la ville, à des époques différentes et à partir de perspectives souvent contrastées. La difficulté d’un tel exercice n’est pas mince : il faut, d’une part, que les mots choisis condensent vraiment un ensemble de sens profondément enracinés dans les subjectivités locales. D’autre part, la sélection de textes qui les accompagnent exige une bonne connaissance, non seulement de la littérature argentine et de ses genres, mais aussi des archives de textes produits par des écrivains voyageurs. L’auteur relève avec succès ces deux défis. Évidemment, dans un cas comme dans l’autre, on aurait pu ajouter d’autres mots ou privilégier d’autres auteurs. Mais le choix est, dans l’ensemble, à la fois éclectique, judicieux et cohérent, dans la mesure où il s’ouvre aussi bien à la culture livresque qu’à la culture populaire et parcourt tous les registres, sans exclure le lunfardo, l’argot de Buenos Aires.
Il faut souligner aussi le volume de travail réalisé pour mettre à disposition du lecteur les meilleurs outils d’accès à ces textes : ils sont écrits pour la plupart en espagnol, mais il y a aussi des pages en anglais et en français. Dans les deux premiers cas un travail minutieux de traduction a été réalisé pour que la version soit bilingue ; c’est-à-dire, pour que la traduction soit confrontée au texte original, et pour que celui-ci garde sa place privilégiée dans l’agencement des matériaux. Les textes étant situés face à face, l’effet miroir est immédiat. Nous apprécions l’effort accompli pour la traduction des termes du lunfardo, parfois discutable mais, reconnaissons-le, par définition impossible.
La nécessaire concision a comme conséquence – et ce sont-là les règles du genre – quelques raccourcis, surtout en ce qui se réfère aux processus historiques, mais on ne saurait pas en tenir rigueur à l’auteur qui, dans l’ensemble, produit des cadres d’interprétation rigoureux. Quelques mots d’espagnol mal transcrits, quelques informations erronées ne suffisent pas à mettre en question la qualité de la démarche ni son résultat.
Des mots tels que barrio (quartier), Borges, cartoneros (ramasseurs de cartons), conventillo (immeuble de rapport) , desaparecidos (disparus), Evita, fileteado (art décoratif populaire), Mafalda, peronismo (péronisme), tango ou telo (chambres à l’heure), parmi beaucoup d’autres, tracent une géographie mentale très ancrée dans l’imaginaire de la ville, ainsi que dans la créativité de son langage.
Quant aux auteurs convoqués, et pour n’en mentionner que quelques-uns, nous retrouvons avec joie Roberto Arlt, Jorge Luis Borges, Enrique Santos Discépolo, María Moreno, César Aira, Félix Bruzzone, Juan Gelman, Umberto Eco, Claire Deville, Katherine S. Deier, James Bryce, Georges Clemenceau, Claude Mary, Lito Nebia, Sergio Olguín… Une vraie anthologie d’écritures et de regards pour essayer de capturer, dans cette joyeuse déambulation, l’insaisissable et multiple vérité d’une ville que l’auteur décrit ainsi dans sa présentation du volume : « Buenos Aires littéraire, Buenos Aires imaginaire, Buenos Aires portuaire : grand vent à l’aventure, cosmopolitisme et complicité. Ce pourrait être ma définition de cette ville. Car, si Buenos Aires peut être infernale, bruyante, sale et peu sûre, qu’on prenne le temps d’y vivre – ne serait-ce que quelque jours – et d’y déambuler, et c’est toute l’histoire d’une capitale jeune à la mémoire ancienne qui se découvre. »
Marián SEMILLA DURÁN
Buenos Aires en V.O., par Gwen-Hael Denigot aux éditons Atalante, éditions ville, 15 euros.