Mauricio Electorat était un des nos premiers auteurs invités à nos Belles Latinas de cette année. Nous l’avions rencontré à Santiago où nous avions évoqué une résidence d’auteur à Saint-Étienne. Deux mois après, nous étions tous en confinement… En mai, nous avions présenté ici-même une première chronique sur son roman, mais dès juin, nous savions qu’il ne pourrait pas être des nôtres. Pour accompagner la sortie de son livre en librairie, nous vous proposons une nouvelle présentation de Petits cimetières sous la lune.
Photo : Culturizarte et éd. Métailié
Nous retrouvons, avec Petits cimetières sous la lune, le ton à la fois intime et désenchanté que Mauricio Electorat avait choisi pour Sartre et la citroneta (2017), son premier roman, traduit en français en 2005. Des thèmes réapparaissent aussi, comme dans une musique obsédante : la dictature militaire chilienne, le déracinement, les illusions perdues, racontées avec une sorte de mélancolie discrète et non dénuée d’humour. Pourtant, des idéaux subsistent, la rébellion reste possible, ne serait-ce qu’à titre individuel ; et la recherche de justice va de pair avec la prétention, jamais reniée, de comprendre les raisons profondes des dérives historiques et personnelles.
Mauricio Electorat reprend, par ailleurs, un certain nombre de traditions génériques propres à la littérature latino-américaine, les articulant et les faisant confluer dans un ouvrage qui, en même temps, les synthétise et les renouvelle. Nous pensons surtout à ce quasi-sous-genre représenté par les récits des voyages initiatiques d’écrivains en herbe, d’artistes, d’intellectuels ou d’étudiants latino-américains en Europe et, plus particulièrement, à Paris. Les exemples abondent depuis la fin du XIXe siècle, tout au long du XXe et au-delà ; parmi eux, des romans tels que Las travesuras de la niña mala de Mario Vargas Llosa, La vida exagerada de Martín Romaña, de Bryce Echenique, El síndrome de Ulises, de Santiago Gamboa, et tant d’autres. Mais le roman s’inscrit aussi dans un autre sous-genre, plus récent et plus engagé : celui des investigations menées par des enfants tendant à découvrir une vérité relative à la vie et à la mort de leurs parents, survenue souvent pour des motifs politiques. Nous ajouterions à ce tissage de représentations une autre ligne abondamment développée dans le sous-continent : celle que les critiques ont appelée « l’éthique de la défaite ».
L’auteur s’approprie tous ces versants en les détournant à sa manière et en complexifiant les stratégies narratives, ce qui implique aussi de brouiller les limites entre le roman sentimental d’initiation, le roman familial, le roman de l’exil, le roman national et le roman policier. Alternance de narrateurs, oscillations des temps narratifs, subversion de la chronologie, séquences qui reviennent comme des variations musicales, chapitres réduits à une seule ligne… Les procédés sont nombreux, efficaces et jamais forcés, la lecture est fluide et la langue épouse la tonalité des scènes racontées, allant du familier au poétique.
Le protagoniste, Emilio Ortiz, quitte le Chili durant la dictature de Pinochet, non pas pour échapper aux militaires, mais pour prendre distance avec sa famille, « répugnante race de commerçants », colonisée par un père autoritaire et chef d’entreprise, dont il ne partage pas les idées. Sa décision de partir faire un doctorat en linguistique à Paris s’écarte résolument des attentes qu’on a pu déposer en lui et le distingue des trajectoires toutes tracées que son frère et sa sœur semblent vouloir suivre.
Le récit de son expérience parisienne condense une série de topiques littéraires du roman d’initiation : le premier amour avec l’insaisissable Chloé, qui disparaît un jour sans laisser de traces, et qu’il cherchera plus tard pour apprendre qu’elle avait toujours été mariée et avait menti sur son identité ; la recherche de travail en tant que migrant désargenté, quoique l’une de ses tantes contribue à subvenir à ses besoins élémentaires ; l’étrangeté d’un milieu quelque peu marginal, composé surtout d’autres déracinés ; les difficultés pour se loger et, surtout, le délitement progressif de son projet intellectuel. Sans amertume et avec une naïveté déconcertante, il explore l’expérience quotidienne, observe les petits évènements de chaque jour depuis son poste de veilleur de nuit d’un hôtel plus ou moins louche, s’interroge sur le mystère qui entoure Chloé et s’adonne à des jeux érotiques. Tout cela est raconté avec un délicat mélange d’humour, d’ironie et de fatalisme : “Il était las de voir défiler devant lui des visages inconnus et de voir passer la vie depuis le comptoir d’un hôtel. Il pensa : je ne mourrai pas à Paris sous l’averse, un jour dont j’ai déjà le souvenir. »
Les désillusions s’enchaînent : projets, amour, liens personnels ; l’expérience du mensonge, de la fausseté, de la manipulation, se réitère, au point d’effacer parfois les frontières labiles entre la vie réelle et la vie imaginaire. Lors de la visite nocturne à l’appartement des parents de Chloé, Emilio s’interroge : « Ou c’était un film, comme on dit parfois de la vie des autres, ou de sa propre vie, lorsque surgissent des fragments du passé. C’était sans doute un film. Une histoire qui m’était complètement étrangère, qui s’écrivait là, sous mes yeux ». Ou bien : “La voix du barman me parvenait lointaine, comme s’il avait été dans un film, et moi, au cinéma, assis au dernier rang. »
L’itinéraire d’Emilio façonne ainsi une figure de looser lucide (« mes copains de lycée finissaient leurs études de médecine, ils seraient bientôt avocats, ingénieurs, je savais que mon frère cadet commençait à prendre en charge l’affaire de mon père à Santiago et qu’il deviendrait assez vite un entrepreneur prospère »), un anti-héros qui, face aux difficultés de l’exil volontaire, se laisse distraire de ses objectifs en privilégiant l’apprentissage de la vie, ses énigmes et ses perplexités, jusqu’à assumer librement le choix d’une marginalité indépendante et modeste, qui lui permet de se libérer de tous les mandats : social, intellectuel, familial et national, grâce à un travail constant de démythification.
Pourtant, ce choix n’arrive pas seul : il est le résultat des interférences cycliques de l’Histoire chilienne dans la vie de sa famille et donc de la sienne, qui l’obligent par deux fois à retourner à Santiago et à faire face à des révélations douloureuses. De nouveau confronté à son père, dont la collaboration avec la dictature est maintenant avouée, sa position est plus claire que jamais : « Le paysage est béni, mas il est gorgé de sang et les seuls qui ont fait des choses pour transformer cette terre en un endroit plus noble font partie de ceux que ton général a fait assassiner. » Après la mort violente du père, il lui restera encore une histoire à découvrir et beaucoup de douleurs à venger.
Emilio persiste obstinément dans la recherche de la vérité, que ce soit sur le terrain personnel ou historique. Et la vérité ne sera pas rédemptrice parce qu’en général, elle ratifie les pertes et l’inanité de la foi. Elle sera toutefois libératrice, dans la mesure où elle rend possible la paix banale de ne pas être que ce que nous avons décidé d’être.
Pour y parvenir, il faut assumer la part de violence qu’il y a en soi. Dans cet entrelacement de vie personnelle et de vie nationale, de drames privés et de drames collectifs, la rupture finale ne clôt pas l’Histoire, mais cette histoire. Il est nécessaire de comprendre l’une pour appréhender l’autre ; il est nécessaire de « comprendre une histoire pour pouvoir la clore ». La petite liberté anonyme du déracinement, au-delà de toutes les attaches, en est le résultat.
Le roman est aussi la parabole d’un pays qui doit prendre distance, rompre avec l’obéissance, souvent négationniste, et enquêter les trames du sordide drame national à partir du rôle des pouvoirs factuels, du regard des enfants des complices et des crimes partagés par une classe dominante impunie ; de l’héritage qui plane sur les descendants et les asphyxies, de la recherche de la vérité et l’exercice d’une certaine forme de justice, consistant surtout à laisser les assassins enfermés dans leur propre piège. Les évènements qui ont secoué le Chili pendant l’année 2020 démontrent, probablement, que l’heure de ce bilan est arrivée.
Marián SEMILLA DURÁN
Petits cimetières sous la lune, Mauricio Electorat, traduit de l’espagnol (Chili) par Mauricio Electorat (Ed. Métailié, 2020,302 p., 21€).
Lire aussi la chronique de Christian Roinat publié en mai dernier ici