De la mort d’Hitler à l’invention du bleu de Prusse, en passant par les délires érotiques de Schrödinger et le tournant baba-cool de Grothendieck, le dernier roman de Benjamín Labatut a de quoi être explosif en ces temps où la science doit endiguer une pandémie mondiale. Au fil d’anecdotes extravagantes, entre faits et fiction, l’auteur propose une galerie de portraits des génies scientifiques qui ont marqué le XXe siècle. Avec l’œil d’un biographe improvisé, déjanté mais critique.
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Tantôt historien, tantôt savant, chercheur, enquêteur, rescapé de guerre, le narrateur de Lumières aveugles prend divers visages. Entre affabulation et documentation experte, il s’attache à réécrire une histoire des sciences vue depuis ses coulisses : qui aurait imaginé que Karl (Schwarzschild, de son nom) eût écrit les derniers des cent douze articles publiés au cours de sa vie couvert d’ulcères, d’ampoules et de plaies purulentes, couché sur le ventre, ses feuilles éparpillées au sol ? C’est pourtant – et apparemment – dans ces conditions qu’est né le fameux rayon de Schwarzschild… Le naïf s’y trompera peut-être, tandis que le lecteur avisé, voire sceptique, s’en trouvera amusé. Peu importe ; ce qui fait le charme du roman de Benjamín Labatut, c’est sa manière sophiste d’établir des liens tout à fait incongrus entre des éléments complètement hétéroclites, telle la captatio benevolentiae du bonimenteur de foire : pour y goûter, il faut s’y laisser prendre.
Mais, au-delà du plaisir de l’extravagance, cette série d’histoires mêlant génie et folie met à l’épreuve la confiance quasi inconditionnelle dans le progrès : c’est la figure même du savant comme figure d’autorité qui en est ébranlée. Benjamín Labatut la peint en personnages fascinants car tout à fait hors du monde commun, génies inadaptés, troublés et viciés. Quand la science devient plus énigmatique et époustouflante que la réalité dans laquelle nous vivons, n’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter d’un détournement dangereux ? Qu’est devenu l’étonnement premier au monde qui caractérisait le philosophe occidental ? Ce n’est plus le monde qui est énigme, mais la science elle-même. En l’envisageant comme de plus en plus autonome et détachée des réalités tangibles, Lumières aveugles interroge la science comme mystique (en plus d’être, il faut le dire, parfois extrêmement ésotérique). La croyance déterminée en une explication ultime génère des moments hallucinatoires chez les éminences, comme la scène où la déesse indienne Kali s’introduit dans le sanatorium où séjourne Schrödinger, entre fantasme et menace. Si le roman brouille l’image de l’expert – même avec admiration –, il entretient en parallèle le stéréotype du savant fou, et le dévisage.
L’auteur s’empare des subjectivités à l’œuvre dans ce monde d’illuminés – monde si masculin que seule Marie Curie y obtient citation – afin d’éclairer ce système de production de vérités. À travers l’oxymore fondamental qui caractérise le titre du roman, c’est l’impensé de la science que questionne la littérature. Elle apprend beaucoup, s’émerveille, s’en amuse aussi, là où la dérive extravagante n’est pas toujours à chercher dans la part de fiction du roman… Les accents voltairiens de la dernière histoire intitulée « Le jardinier de nuit », qui rappellent le « Il faut cultiver notre jardin » d’un Candide, témoignent à ce titre du décentrement opéré par l’auteur : aux Lumières de la raison, il substitue l’étincelle de l’imagination.
Lou BOUHAMIDI
Lumières aveugles, de Benjamin Labatut, aux éditions du Seuil, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio. 224 p., 20 €