Il y a quelques semaines, juste avant le confinement en France, sortait aux éditions Métailié le témoignage El Niño de Hollywood (récemment sélectionné pour le prix du Réel, qui sera remis le 12 juin à Paris). Juan José Martínez d’Aubuisson, un des deux frères auteurs de ce livre passionnant, publie parallèlement la version française de son essai Voir, entendre et se taire, son complément indispensable, fruit d’un an d’immersion dans un des gangs les plus dangereux du Salvador.
Photo : éd. Métailié
Lui-même anthropologue, Juan José Martínez d’Aubuisson s’est depuis très jeune intéressé, professionnellement, à la violence dans son pays et en particulier aux gangs « historiques » nés en Californie puis importés dans les banlieues de San Salvador. De façon tout à fait exceptionnelle, voire unique, il a réussi à se faire accepter comme témoin dans le plus dangereux de ces gangs, le Mara Salvatrucha (MS-13), pendant toute l’année 2010 et a observé le quotidien de ces garçons.
Face au MS-13, règne sur le quartier voisin le Barrio-18 : les deux gangs sont semblables mais adversaires, ennemis irréconciliables. Il y a des moments de tension et des moments de répit. On trouve parfois le cadavre criblé de balles d’un homme qui allait au travail et on ne saura jamais pourquoi ce tranquille menuisier a été abattu.
Bizarrement, le PC de la bande est le « Centre de jeunesse » local, une espèce de centre culturel et de centre social dont le directeur ne sait pas bien lui-même s’il doit laisser se réunir ces jeunes oisifs ou s’il doit refuser et, probablement, risquer sa vie. Dans ce centre, on peut aussi également faire du soutien scolaire : Juan José lui-même donnera quelques cours, malgré ses difficultés à faire asseoir ses jeunes élèves, qui n’ont pas la moindre idée de ce que peut être la discipline scolaire.
Il nous faut oublier l’image traditionnelle ou cinématographique du mafieux, celle de Marlon Brando vieillissant et bouffi qui règne sur son univers personnel. Dans ces quartiers, les chefs sont loin d’avoir l’âge canonique du padrone du film : les lieutenants sont des adolescents et leurs femmes des filles à peine pubères. Il faut dire qu’ils sont rares, ceux qui sont encore vivants à 50 ans. Vue de l’extérieur, cette guerre permanente et sanglante qui provoque de véritables hécatombes, semble pourtant dérisoire : personne ne saurait expliquer son origine, sa cause ou son but. On s’entre-tue pour tuer, avant d’aller bêcher son lopin de terre dans l’espoir de manger ses propres légumes verts.
Dans un style très sobre, sans exprimer d’émotions particulières (elles naissent des réalités montrées), Juan José Martínez d’Aubuisson vit et fait vivre le quotidien de ces gens, quelques femmes et une grande majorité de jeunes hommes : il montre les moments où tout se déchaîne sans raison visible (ce qui couvait finit par exploser). Quelques heures sur le terrain deviennent quelques pages dans le livre pendant lesquelles la mort fond sur les membres du gang, sur leurs mères ou leurs petites sœurs ou les évite par miracle laissant ceux qui lui ont échappé reprendre tout naturellement leur vie de chaque jour.
Juan José, qui a eu un courage dont il ne fait pas étalage, a conservé un recul remarquable sur ce qu’il a vu. Bien sûr, son honnêteté rend son récit glaçant mais aussi très humain ; les horreurs, ordinaires, peuvent passer pour normales pour le lecteur, si proche des habitants de ce quartier de San Salvador qu’il peut arriver à comprendre ce qu’est leur vie. Une vraie gageure. Réussie.
Christian ROINAT
Voir, entendre et se taire de Juan José Martínez d’Aubuisson, traduit de l’espagnol (Salvador) par Bernard Cohen, éd. Hachette (So lonely), 200 pages, 15,90 €. En espagnol : Ver, oír y callar, ed. Pepitas de calabaza, Logroño.