La mise en scène est solennelle. Ce jeudi 16 avril, le président argentin Alberto Fernández, entouré de sa vice-présidente, de son ministre de l’Économie et des gouverneurs de toutes les provinces du pays, présente aux créanciers internationaux un plan de restructuration de la dette nationale. La présentation de ce plan, en cours d’élaboration depuis plusieurs mois, a été précipitée par le raz de marée provoqué par la pandémie.
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Jeudi dernier, le ministre de l’Économie Martín Guzmán a pris la parole et a affirmé : « L’Argentine n’est pas en mesure de payer sa dette. Ni aujourd’hui ni dans les années à venir. » Chercheur à l’université de Columbia, ce jeune économiste négociait depuis plusieurs mois avec les créanciers étrangers de la dette argentine, notamment avec le FMI, afin de parvenir à un accord pour la restructuration de celle-ci. Malheureusement, bien que spécialisé dans les processus de restructuration des dettes souveraines, dans ce contexte inédit de pandémie, l’expert Guzmán se retrouve dans l’impossibilité de prendre en exemple une restructuration réalisée par le passé.
En effet, la pandémie du coronavirus crée depuis quelques semaines une onde de choc sur les marchés financiers, une onde dont personne n’est en mesure de deviner l’issue. Ses premières victimes sont les pays en proie à des difficultés économiques antérieures à la propagation du virus. Comme le résume Kristalina Georgieva, à la tête du Fonds monétaire international : « À l’instar du virus qui frappe plus durement des personnes souffrant de conditions préexistantes, les conséquences économiques de la pandémie frappent également plus durement les pays qui souffrent de problèmes préexistants. »
Et des problèmes préexistants, l’Argentine en dénombre quelques-uns. En récession depuis avril 2018 et sous perfusion du FMI, le pays n’a plus accès aux marchés internationaux. Depuis la mi-mars, les voyants, déjà très négatifs, ont viré au rouge pour l’économie argentine : industries paralysées, confinement total de la population jusque fin avril, yo-yo des marchés mondiaux des matières primaires couplés à une crise pétrolière. Le risque pays, mesuré par JP Morgan, atteint une valeur de 4 519 points, son plus haut niveau depuis 15 ans. Concrètement, cela signifie que les intérêts que la Banque centrale argentine devrait payer pour obtenir des prêts seraient proches de 40 %. De plus, le pays connaissant des taux d’inflation délirants depuis quelques années (l’inflation annuelle en Argentine est de 47 %), son gouvernement, en manque de liquidités, se retrouve dans l’impossibilité d’activer la planche à billets qui ne ferait qu’encore alimenter cette inflation galopante.
Une offre de restructuration de dette en urgence
Dans ce contexte, le gouvernement s’est vu obligé de se déclarer en défaut de paiement virtuel et d’entrer en négociation avec ses créanciers pour restructurer la dette du pays. Dans cette démarche, le pays est soutenu par le FMI, les pays du G20 et les pays du G7 qui craignent une faillite du pays dans un moment aussi critique pour l’économie mondiale. Le stock de dette argentine à restructurer équivaut à plus 66 milliards de dollars. La proposition du gouvernement Fernández comprend trois aspects essentiels : un moratoire de trois ans (période durant laquelle l’Argentine aurait dû payer près de 40 milliards de dollars à ses créanciers). Le pays ne payerait donc rien jusqu’en 2023, une amnistie nécessaire pour que l’économie du pays puisse reprendre son souffle. Sur un marché où les emprunts sont stimulés par des taux d’intérêt proches de zéro, la moyenne des taux d’intérêt pour l’Argentine est de 7,5 %. Le gouvernement propose de rectifier cela en appliquant une baisse drastique des taux d’intérêt sur la dette (en fixant une moyenne de 2,33 %).
L’offre prévoit une baisse symbolique du capital en jeu : 5 % de la dette totale, un peu plus de 3 milliards de dollars. La stratégie du gouvernement argentin est claire : garantir le paiement de la quasi-totalité du capital à ses créanciers tout en appliquant une réduction sévère des intérêts, en les alignant sur ceux en vigueur sur les marchés internationaux.
L’image n’est pourtant pas nouvelle en Argentine. En effet, depuis la crise économique de 2001, provoquant le plus grand défaut de paiement de son histoire, le pays propose régulièrement des renégociations de dette à ses créanciers. L’histoire semble même se répéter car en 2003, à la place du ministre Guzmán, se tenait un certain… Alberto Fernández, alors chef de cabinet du gouvernement de Néstor Kirchner, prêt à renégocier la dette souveraine du pays. S’ensuivront les restructurations de Lavagna en 2005, celle de Boudou en 2010 et celle de Prat-Gay en 2016. Bien que le marché financier soit jugé volatil, il a aussi une excellente mémoire : l’Argentine est estampillée comme un mauvais payeur depuis 1820 et sa santé économique est extrêmement sensible aux chocs des marchés internationaux. Prêter de l’argent au pays est jugé risqué, ce qui entraîne le cercle vicieux des taux d’intérêt élevés et de nouveaux défauts de paiement.
Les marchés financiers réagissent sans tarder
À partir de l’annonce formelle aux créanciers du 17 avril, ceux-ci ont 20 jours pour se prononcer sur l’offre du gouvernement argentin, qui serait théoriquement à prendre ou à laisser. L’offre fut reçue globalement de façon positive, entraînant une diminution immédiate du risque pays. Bien que la proposition soit jugée agressive, notamment en termes d’exemption d’intérêts, les nombreux scénarios qui circulaient depuis plusieurs semaines laissaient penser à une issue nettement plus drastique, les dernières rumeurs parlant d’un moratoire de quatre ou cinq ans et d’une importante réduction du capital.
De plus, la puissance de l’offre est contrebalancée par l’ampleur de la pandémie : les marchés sont contraints de revoir complètement leur mode de fonctionnement dans cette crise sans précédent et ne sont dès lors pas ébranlés par la proposition argentine. Cette offre aurait été inacceptable il y a deux mois quand l’Argentine était considérée comme le vilain petit canard de l’économie mondiale. Dans une période de chaos, elle semble désormais beaucoup plus envisageable. En ce sens, la paralysie de l’activité économique mondiale pourrait jouer en faveur de la proposition argentine. Au contraire, certains observateurs estiment qu’annoncer un plan de restructuration de dette au milieu d’une pandémie est un pari fou, étant donné que personne n’est encore en mesure d’estimer la durée de l’épidémie et l’impact que celle-ci aura sur les économies mondiales. Les propositions faites aujourd’hui pourraient vite devenir obsolètes si la situation venait à se prolonger ou à s’aggraver.
Néanmoins, de nombreuses interrogations demeurent sur le rôle que compte jouer le FMI dans cette offre. L’institution a elle-même reconnu l’incapacité de l’Argentine de payer sa dette en l’état. Cependant, le FMI est également le principal créancier du pays : l’Argentine doit lui rembourser 44 milliards de dollars suite au plan de sauvetage demandé par l’ancien président, Mauricio Macri. Les sommes à rembourser au FMI correspondent à 40 % de ce qu’est censé rembourser le pays dans les quatre prochaines années. L’économiste uruguayen Arturo Porzecanski résume le rôle du FMI dans cette crise de la façon suivante : « Personne ne veut mettre ses cartes sur la table avant de savoir si le FMI va faire partie de la solution ou du problème. Ce serait comme aller à la banque et dire : « J’ai besoin que vous me prêtiez 10 millions de pesos pour créer cette entreprise et j’ai l’intention d’obtenir 20 millions de pesos de plus ». La banque me répondra certainement « très bien, quand vous aurez les 20 millions, nous en reparlerons ». »
En outre, si le moratoire de plusieurs années dû à la gravité de la pandémie est généralement compris par les créanciers, le retrait d’une partie du capital ainsi que la baisse drastique des taux d’intérêt ont, eux, du mal à passer. Toujours selon Porzecanski : « Tout le monde se rend compte qu’il y a un problème à court terme. Et tout le monde est prêt à collaborer à court terme, mais quand on parle de faire payer un taux d’intérêt très bas pendant très longtemps, on n’essaie pas de résoudre un problème à court terme et cela choque les épargnants. »
Au milieu de cet océan d’incertitude, une chose est claire : l’Argentine ne peut pas se retrouver en défaut de paiement dans un monde post-Coronavirus (si tant est qu’il y en ait un). Un défaut de paiement en ce moment précis rendrait particulièrement compliqués d’éventuels investissements étrangers post-crise sanitaire dans le pays. De plus, cela empêcherait le pays d’obtenir des crédits sur les marchés financiers internationaux pendant de très nombreuses années alors qu’il aura besoin de reconstruire des pans entiers de son tissu économique. Il reste une quinzaine de jours à l’Argentine pour convaincre les créanciers d’accepter son offre. Force est de constater qu’elle devra se montrer très persuasive.
Romain DROOG