Nathan Wachtel, professeur au Collège de France, publie les résultats de sa nouvelle enquête péruvienne. Le spécialiste de l’anthropologie historique s’aventure à la recherche d’une mémoire marrane dans les terres du Cajamarca où, dans la ville de Celendín, on se revendique d’origine judéo-portugaise.
Photo : Ed. Chandaigne
L’anthropologue Nathan Wachtel, éminent spécialiste de l’Amérique latine, consacre une étude approfondie sur la religion et la mémoire marrane (1) de pratiques religieuses judaïsantes chez les habitants de Celendín, une petite ville du nord péruvien. Dans son introduction, le spécialiste fait part d’informations qui ont éveillé sa curiosité : à Celendín, assurer de ses origines juives portugaises est un lieu commun si ancré dans les mœurs et les esprits qu’on publie un article à ce sujet lors de l’anniversaire du bicentenaire de la ville en 2002. Nathan Wachtel s’interroge d’autant plus que les années 1990 et 2000 seront marquées par des conversions collectives au judaïsme et pas moins de quatre alya (2) de nouveaux convertis. Il s’agit donc pour l’anthropologue de mener l’enquête afin de déterminer si les habitants de Celendín qui ont pris part à ces conversions à l’orée du XXIe siècle viennent de familles de nouveaux convertis (3) du XVIe siècle et de mettre au jour les possibles relations entre la réputation juive portugaise de la ville et ces phénomènes de conversion.
C’est ainsi que s’amorce un cheminement dans les contrées du Cajamarca où l’Histoire et les récits d’habitants se mêlent sous la plume de l’enquêteur avisé. Le livre publié aux éditions Chandeigne est divisé en trois actes aussi pédagogiques que fascinants. Après avoir présenté les différents contextes, Nathan Wachtel tire les conclusions de son enquête. Celle-ci est d’ailleurs complétée par des cartes et des archives ainsi qu’un dossier de photographies qui rendent compte du travail de documentation et de terrain. Ce sont ensuite les voix de ses informateurs que restitue l’anthropologue à travers une série de récits qu’il a obtenu lors de son enquête sur le terrain et celui d’une femme qui vit désormais en Israël. La lecture se clôture sur une incursion où le folklore de Celendín se déploie dans un corpus choisi par l’auteur.
Nathan Wachtel parvient d’une façon époustouflante à faire comprendre à un public de non-spécialistes les enjeux de son étude et les ramifications subtiles de la question pourtant si complexe de la mémoire marrane dans les pratiques religieuses familiales. Entraîné par les anecdotes et les liens qui se tissent au fur et à mesure entre le passé et le présent, le lecteur part à la rencontre de ces communautés juives péruviennes du poétique Ciel de l’Éden où la mémoire marrane semble s’exercer plus ou moins consciemment.
Nina MORELLI
(1) Le terme « marrane » renvoie à la désignation des convertis au christianisme pendant le Siècle d’Or qui, en secret, continuaient de pratiquer leur religion – généralement le judaïsme ou l’islam. Remarquons toutefois que la dimension péjorative du terme a disparu et que son emploi est scientifique.
(2) Le terme hébraïque alya désigne l’émigration des croyants en Israël.
(3) L’expression « nouveaux convertis » renvoie à la distinction juridique du Siècle d’Or espagnol où l’on opposait les « vieux chrétiens » (viejos cristianos) aux « nouveaux chrétiens » (nuevos cristianos). Si les familles de sang dit pur étaient placées sous les meilleurs hospices, celles supposément converties et descendantes de familles juives ou musulmanes étaient fortement discriminées.