Les femmes seraient-elles en train de prendre leur revanche et de conquérir par leur talent la fameuse parité dont on parle tant et qu’on réalise si peu ? En Amérique latine en tout cas, la génération des auteures nées à la fin des années 70 et dans les années 80 s’illustre brillamment depuis déjà quelque temps et on découvre de nouvelles voix toutes plus impressionnantes les unes que les autres. Voici, pour la première fois en traduction française, l’Argentine Ariana Harwicz, déjà auteure de quatre romans et de plusieurs pièces de théâtre.
Photo:La voz / Crédito: Clarín
La voix qui s’adresse à nous est celle d’une jeune femme qui vit dans une province reculée d’un pays quelconque. Autour d’elle, tout est parfaitement normal : elle a un mari attentionné, un bébé sans problème, une belle-mère, veuve depuis peu, disponible et prévenante. Tout semble aller à la perfection. Ce qui ne va pas fort se trouve quelque part dans sa tête. Ce qui passe devant ses yeux, ce dont elle nous fait part, est banal et monstrueux : une vie sans aspérités, des repas à préparer et à manger, un enfant à changer et à nourrir, le linge à laver et à étendre. Tout cela, tout ce néant, passant par le tamis de l’esprit dérangé de la jeune femme, devient difforme, absurde, drôle ou d’une surprenante beauté : le mari prend des formes diverses, l’enfant devient un poisson sans écailles, les tâches ménagères sont des travaux d’Hercule plus réels que les vrais.
Le superbe délire prend aussi des allures poétiques, terribles, drôles. Elle s’exprime, au premier degré, comme le ferait un enfant découvrant ce qui l’entoure, ce qui est désormais son univers.
Il y a, en plus du couple, un troisième personnage, le lecteur. Le talent d’Ariana Harwicz fait de lui un acteur, l’acteur principal, car entre les mots, les phrases imprimées et la lecture qu’il en fait, se glisse l’univers branlant de cette femme qui est heureuse et qui souffre en même temps, qui est peut-être heureuse de souffrir.
Sa réalité, qui n’a rien à voir avec la nôtre, devient nôtre par la force de ses phrases, de ses mots. On a l’impression, tout au long de la lecture, qu’elle dit l’indicible, impression qui fluctue : parfois tout est clair, parfois cela devient rêve ou pure sensation. On se laisse flotter dans cette matière entre poésie et délire, entre couches du bébé à jeter et oiseaux pleins de couleurs et de ramage. La réussite d’Ariana Harwicz est de rendre cette matière non seulement déchiffrable, mais prenante, envoûtante. Mention spéciale à la traductrice qui a su trouver tournures et mots pour rendre ce charme parfois maléfique qui caractérise ce monologue par ailleurs émouvant : cette femme est aussi une victime de son sort de femme car malgré la bonté probable du mari, elle doit jouer le jeu social, ce serait peut-être folie que de ne pas s’y prêter.
« Les experts vont avoir du boulot avec moi », dit-elle, dans un moment de lucidité. Le boulot d’Ariana Harwicz, lui, est réussi de bout en bout : non seulement on est pris par la violente beauté des paroles de cette malheureuse héroïne, mais, comme pour don Quichotte, on ne saura pas qui est fou, qui est sain.
Christian ROINAT
Crève, mon amour de Ariana Harwicz, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, éd. Le Seuil, 203 p., 18 €.
Ariana Harwicz en español: Matate, amor / La débil mental / Precoz, ed. Mardulce, Madrid.