Les murs des rues de Santiago nous racontent la souffrance endurée par les classes populaires et moyennes pendant trente ans d’asphyxie sociale et économique : « Les murs parlent de ce dont la presse se tait », est écrit sur le rideau métallique d’un grand centre commerciale, avec un trait qui laisse deviner la colère. Les graffitis nous parlent de l’explosion sociale, de la révolte, mais aussi du courage et du réveil d’un peuple qui était comme ensorcelé par le sentiment de vivre dans une société prospère au prix d’un endettement généralisé.
Photo : Olga Barry
Aujourd’hui, tous les graffitis expriment le désenchantement et la déception à l’égard d’une classe politique qui les a « abusés », des élites toutes tendances confondues qui ont gouverné le pays depuis trente ans et qui se sont acoquinées et profité indûment, certains, d’un système économique ultralibérale hérité de la dictature. Ils dénoncent « Le Chili merveilleux » « Le Chile lindo » que leur on a fait miroiter, l’abandon de l’État, la privatisation de l’eau, de la santé, de l’éducation, les pensions de misère, la corruption de la classe politique. Ils dénoncent la souffrance endurée par les classes populaires et moyennes pendant trente ans d’asphyxie sociale et économique et aussi le silence des médias qui s’intéressent plutôt aux actes de vandalisme réduisant au silence les véritables motifs de la colère : « Les murs parlent de ce dont la presse se tait », peut-on lire sur le rideau métallique d’un grand centre commercial, avec un trait qui laisse deviner la colère.
C’est ça la première impression forte que l’on ressent lorsque on arrive dans la capitale chilienne en ce début d’année. « Les rues sont à nous » est écrit en rouge sur le mur d’une banque à côté d’un autre graffiti en vert chatoyant qui dit : « l’État assassin, au Chili on tue et on torture » dénonçant la féroce répression du gouvernement et des forces de police, les carabiniers. Les chiffres donnés par les organisations des droits de l’homme sont terrifiants : 29 morts, plus de 350 personnes éborgnées dont de nombreux jeunes étudiants ou travailleurs, des centaines de blessés et des dizaines de cas d’abus sexuels ainsi que des tortures, des centaines d’arrestations. L’Ordre des médecins a pour sa part aussi interpellé à plusieurs reprises les autorités du pays sur l’usage d’armes considérées illicites contre les manifestants et dénoncé les substances chimiques introduites dans l’eau des chars anti-émeutes qui provoquent des brulures graves.
Plus loin, dans les rues de Providencia, dans les quartiers chics, les murs expliquent le pourquoi de cette explosion sociale « ce n’est pas 30 centimes de pesos mais 30 ans d’abus », à propos de la hausse du ticket du métro ayant entrainé le début de cette révolte sociale inédite depuis la fin de la dictature en 1990. « No + AFP » ou « l’évasion Piñera ». Les Administradoras de Fondos de Pensiones (AFP) sont les grandes agences privées qui gèrent les cotisations des salariés et les pensions de retraites par capitalisation qui produisent des bénéfices millionnaires pour les entreprises actionnaires sur les dos des retraités. Et l’évasion fait référence aux affaires du riche président chilien Sebastián Piñera sur lequel pèsent des soupçons d’évasion fiscale.
Les murs nous parlent aussi de « dignité », mot clé que les manifestants brandissent avec fierté : « La fin de la peur, le retour de la dignité ». Car les manifestants de la primera línea, comme on appelle les jeunes qui ont lancé ce mouvement social, ce sont les fils ou même les petits-fils des générations qui ont vécu sous la terreur de la dictature du général Pinochet, et ils n’ont pas peur. D’ailleurs, la place Italia, symbolique place de toutes les manifestations a été rebaptisée Place de la Dignité. Cette place est aussi une véritable frontière sociale entre le centre de Santiago – centre administratif où se trouve le palais présidentiel de La Moneda, les différents ministères, l’État en somme – et les quartiers plus aisés, qui s’éloignent du centre en se rapprochant de la Cordillère et en se barricadant dans leurs beaux quartiers résidentiels entourés de jardins mais aussi de hauts murs contre « la délinquance des pauvres gens ».
Les murailles continuent à nous raconter la société chilienne et la relation qu’entretiennent les classes sociales, relations particulièrement étanches. Le grand architecte chilien Alejandro Aravena, qui a gagné, en 2016, le prix Pfitzner, le Nobel d’architecture, expliquait lors d’une entrevue publiée dans les réseaux sociaux, les causes de l’explosion sociale que personne n’avait vu venir. Le président Piñera avait vanté, il y a à peine quelques mois, un Chili « Oasis de prospérité et de stabilité au milieu d’une Amérique latine en crise ». Alejandro Aravena explique ainsi au journaliste qui l’interroge sur les raisons de la colère populaire, que ce n’est ni plus ni moins que la frontière entre ceux qui vivent dans « l’oasis » et ceux qui peinent à vivre dans « le désert ». D’autant plus que ces derniers doivent se rendre tous les jours travailler pour les gens de l’oasis mais doivent revenir tous les jours dans leur désert. C’est sans doute cela qui a provoqué le sentiment d’amertume, la conviction d’une injustice et le besoin d’un changement.
Un autre symbole cher aux manifestants et aux graffiteurs est le chien errant noir El Negro Matapacos (Le noir tueur de flics). Le chien se fit connaître pendant les protestations étudiantes en 2011. Il participait aux manifestations attaquant les carabiniers et gagnant ainsi la sympathie des manifestants. Il avait acquis une notoriété nationale et internationale au travers des réseaux sociaux. Il a même un profil sur Facebook. Une femme, María Campos, qui avait fini par le recueillir, l’habillait avec un mouchoir rouge autour du cou lorsque les deux participaient dans les protestas. On l’avait appelé aussi «Louka Nikos chilien », pour sa ressemblance avec le chien qui déambulait dans les manifestations grecques entre 2010 et 2012. Il est devenu célèbre aussi dans d’autres pays, comme au Japon.
Le18 novembre, la statue de Balto au Central Park de New York fut habillée d’un mouchoir rouge ; de même, durant les fraudes massives du 1er novembre dans le métro de New-York, en protestation contre la répression policière à l’encontre d’un passager qui avait sauté le tourniquet sans payer de ticket, sont apparues dans les stations des images autocollantes du chien Negro Matapacos sautant le tourniquet. Durant les manifestations au Chili de 2019 et 2020, l’image du « Negro Matapacos » est présente sur les pancartes et sur les murs avec des autocollants, des sculptures de papier mâché, dans des BD, des jeux vidéo et des statues dans plusieurs villes du pays. Negro Matapacos mourut le 26 août 2017. La légende raconte qu’il a laissé une descendance de 32 chiots de chiennes différentes qui errent dans les rues de Santiago et accompagnent probablement les manifestants.
Mais la révolte chilienne s’exporte aussi pour dénoncer la discrimination contre les femmes, le harcèlement sexuel, les viols, les féminicides. Quatre jeunes femmes de Valparaiso, Sibila Sotomayor, Daffne Valdés, Paula Cometa Stange et Lea Cáceres, ont donné vie à un collectif interdisciplinaire de femmes : Las Tesis. Elles ont créé une puissante chorégraphie dénonçant les violeurs, l’État répressif, la justice… Cette performance est devenue virale au travers des réseaux sociaux. La performance est jouée par des femmes dans les principales villes du monde, dans des lieux symboliques, et même au parlement turc, des femmes députés ont scandé les paroles de la chanson de « Las Tesis » : « Le violeur c’est toi … ».
Depuis une semaine nous sommes sur place, nous rencontrons les Chiliens, jeunes et vieux, mères qui s’inquiètent pour leurs enfants mutilés, travailleurs fatigués d’une semaine de plus de 40 heures, des personnes modérées et de gauche ; ils nous apportent leur ressenti, leurs analyses, leurs luttes transversales, sociales, d’égalité entre les sexes, de parité. Les murs disent : « la révolution sera féminine ou ne sera pas » par exemple. Ils sont inquiets, ils sont dans le désarroi mais décidés, mais ils ne sont pas sans craintes à propos de la répression qui s’abat contre les manifestants, sur la violence aussi de certains politiques qu’ils considèrent sans légitimité et responsables de ne pas avoir entendu leur clameur depuis des années. Ils constatent le silence de l’église, très discréditée par les affaires de pédophilie, ils s’organisent en assemblées en tant que sociétés civiles, en tant que peuple, mais ils constatent qu’ils manquent de leaders, de boussole … Ils écrivent encore sur les murs : « Nous sommes les routuriers – les cassés qui rassemblons nos morceaux » « somos los rotos que estamos juntando nuestros pedazos ». Nous reviendrons sur la situation chilienne et le nouveau processus qui est en train de s’ouvrir, avec un changement de Constitution à travers un référendum prévu au prochain mois d’avril, pour un nouveau pacte social. Ce processus s’avère déjà semé d’embuches et d’obstacles et va exiger que la pression sociale ne baisse pas face à un gouvernement qui ne fait que quelques effets d’annonce et propose des mesurettes sans comprendre le véritable mal-être social de la société chilienne et son puissant désir d’ébranler ce système néolibéral pour un changement profond.
Olga BARRY
Depuis Santiago du Chili