Marcel Proust est très peu sorti de France : un ou deux voyages « culturels » pour voir des tableaux ou des cathédrales. Même Cabourg-Balbec lui semblait bien loin de Paris. Mais, toujours très sociable, il s’est fait de nombreuses relations avec des étrangers cultivés, fascinés par la Ville Lumière. Parmi eux, des Latino-Américains.
Photo : Futuro TV
Cette étude documentée, précise, commence par un tableau de cette mode, pas des plus positives, du personnage « sud-américain », connu sous le nom de rastaquouère qu’on trouve chez Offenbach, Feydeau et même déjà chez Voltaire. Or les amis de Proust sont très éloignés de ces caricatures.
Le tout premier, on le sait, est Reynaldo Hahn, un homme très cultivé parlant quatre langues, compositeur un peu trop négligé de nos jours, dont les œuvres pourtant sont d’une grande élégance. Reynaldo Hahn était né à Caracas, mais il n’avait que trois ans quand une révolution chassa sa famille du Venezuela. Son père était d’origine allemande, sa mère d’origine espagnole, alors quelle était la nationalité profonde de Reynaldo ? C’est ce qu’analyse très finement Rubén Gallo.
On connait bien la relation entre Marcel et Reynaldo, mais Proust avait d’autres rapports avec l’Amérique latine, infiniment moins connus. Par exemple, on sait qu’il était un grand maniaque dans les détails minutieux de son quotidien, il surveillait également de très près l’état de sa fortune, qui n’était pas négligeable, et il s’intéressait méticuleusement à ses actions boursières, les latino-américaines en particulier. On était au moment du développement colonial de la France et ces nouvelles entreprises minières, avec leur intitulé exotique, semblaient le faire rêver, un rêve qui se révélera fort malheureux : acheter des actions de la compagnie des tramways de Mexico courant 1910 alors que la révolution, qui va durer dix ans, commence en novembre ; revendre celles qui lui restent et qui ont perdu presque toute leur valeur vers 1920, quand elle vont remonter, les violences s’étant calmées, tout cela s’avère « désastreux » (c’est lui qui l’écrit) pour son portefeuille.
Il arrive parfois à Rubén Gallo de s’égarer un peu (l’analyse de Ciboulette, qui n’a tout de même pas la profondeur célébrée dans une longue parenthèse), mais il nous apprend tellement de choses sur ces Latinos, pas toujours bien acceptés dans les salons parisiens qu’on lui pardonne volontiers ces légers dérapages.
Amant (Reynaldo Hahn), ami (l’Argentin Gabriel de Yturri), référence intellectuelle (José María de Heredia), jeune critique et admirateur (Ramón Fernandez, le père de Dominique) se succèdent. Tous ont un même double souci : la France m’aime-t-elle ? Que puis- je lui offrir ? Rubén Gallo a une vision panoramique, assez proche, au fond, de celle de Marcel Proust lui-même : à la fois l’ensemble d’une société à un moment précis où tout est en train de basculer, et le rôle de l’homme, de l’humain, au cœur de ce bouleversement. Conclusion : la mémoire est LE salut.
Christian ROINAT
Proust latino de Rubén Gallo, traduit de l’anglais par Cécile Magné, éd. Buchet-Chastel, 304 p., 22 €.