La mort heureuse ? Pourquoi pas ? Rien ne va plus pour Ramón, avocat bien installé à Mexico, à l’aise dans son métier et, globalement, dans sa famille, le jour où on lui apprend qu’on doit l’amputer de… la langue, son gagne-pain. Alors parler d’assurance-santé, d’adolescences difficiles, de familles à la dérive et surtout de cancers rares en ne laissant jamais de côté le côté sérieux de la chose tout en faisant sourire ou même rire franchement, c’est ce que réussit ce Mexicain de trente deux ans.
Photo : ABC
Pour Ramón, l’ablation de la langue est devenue la seule option. Désormais privé de parole, il va devoir s’adapter, tout comme tentent de le faire de leur côté sa psychanalyste Teresa, portée sur un cannabis qu’elle qualifie de professionnel, le docteur Aldama, qui rêve de devenir une star dans son domaine. Un perroquet très mal élevé lui sera d’une aide précieuse.Personnages remarquablement bien dessinés, situations pleines d’un réalisme teinté d’humour cruel, Jorge Comensal n’a pas son pareil pour parler de la société mexicaine, mais pas seulement d’elle : son sens de l’observation est si affûté qu’on se retrouve, de ce côté de l’Atlantique, comme le frère ou la sœur de ces êtres.
Certaines pages atteignent des sommets, comme la définition par l’auteur des oncologues en général, le mariage de prétendus bourgeois pendant lequel le médecin ‒ réflexe professionnel ‒ traduit un miracle de Jésus en diagnostic (c’est un peu l’Évangile pour les nuls) ou les séances de psychothérapie avec un jeune hypocondriaque sadomasochiste et autodestructeur.
Et, miracle, cela n’empêche à aucun moment la profondeur : le fond est sombre, très sombre, on fait même une excursion dans la province profonde mexicaine et on n’est plus du tout dans la comédie. Mais au premier plan, superficiel peut-être mais salutaire, Jorge Comensal maintient cet humour, « politessedu désespoir » comme l’a si bien dit Chris Marker. Ce faisant, il sort ‒ et nous fait sortir ‒ de cette espèce de manichéisme de la maladie : malgré l’horreur objective de sa situation (les finances familiales sont en chute libre), Ramón saura réagir, l’histoire dira de quelle façon.
En prime Jorge Comensal donne une intéressante définition de la psychanalyse (lacanienne) qui réconcilierait le plus déterminé des opposants à cette intrusion dans le privé que sont aussi ces coûteuses séances. Cela sans perdre encore une fois cet humour qui semble être sa marque de fabrique.
L’approche de la mort, la déchéance et même la préparation à la mort peuvent ne pas être démoralisantes. Eh bien non, grâce à la maturité de la pensée autant que par la drôlerie des événements, Les mutations est un roman franchement optimiste. Bien sûr l’optimisme est souvent un peu benêt. Ici il est lucide, comme est lucide son protagoniste, direct et il fait un bien fou au lecteur !
Christian ROINAT
Les mutations de Jorge Comensal, traduit de l’espagnol (Mexique) par Isabelle Gugnon, éd Les Escales, 207 p., 19,90 €.