«Nous avons besoin d’un renouvellement total de notre façon de faire de la politique, de notre façon de gérer l’État et l’économie» a déclaré la dirigeante Verónika Mendoza, tandis que plusieurs centaines de milliers de manifestants réclament l’organisation d’élections anticipées.
Photo : El Carretero
Le président péruvien Martín Vizcarra a gagné en popularité dans sa lutte contre la corruption, mais il doit faire face à l’une des plus graves crises institutionnelles de l’histoire de son pays. «Le Pérou réclame à grands cris de pouvoir prendre un nouveau départ», a-t-il déclaré avant d’affirmer «qu’il faut écouter la voix du peuple». Il avait remporté, en juin dernier, une première victoire en obtenant un vote de confiance du parlement, dominé par l’opposition fujimoriste et éclaboussé par plusieurs affaires crépusculaires.
M. Vizcarra sait donc qu’il peut compter avec la vox populi pour mener les reformes politiques qui s’imposent. Des mobilisations massives, tel un chorus national composé d’étudiants, d’organisations sociales, de délégations de paysans et de peuples indigènes ; mais aussi de partis politiques de gauche et du centre, ont manifesté leur soutien à l’action du président. Dans toutes les grandes villes du pays (Arequipa, Trujillo, Cusco, entre autres), les Péruviens ont condamné la gestion du pouvoir législatif et la protection accordée par le Parlement à ceux qui sont soupçonnés ou jugés pour corruption. Ce cri d’indignation, «¡Que se vayan todos!» (Qu’ils s’en aillent tous !), est toujours latent sur les lèvres du peuple, comme un mantra collectif contre les «vices» du pouvoir.
Or la mesure concrète proposée par le président pour sortir de la crise institutionnelle est d’anticiper les élections parlementaires et présidentielles d’un an, soit en avril 2020 au lieu de 2021. Si la stratégie de Vizcarra a un écho favorable, le mandat actuel des députés, ainsi que son propre mandat, prendra fin le 28 juillet prochain. C’est lui-même qui l’a annoncé, dans son message à la nation, le 28 juillet, à l’occasion du 198e anniversaire de l’indépendance du Pérou. De même, il l’a précisé à plusieurs reprises, il ne sera pas candidat à la prochaine élection présidentielle.
D’une façon inédite dans un pays gangrené par la corruption, Martín Vizcarra avait menacé de dissoudre le Parlement si les députes d’opposition ne soutenaient pas ses réformes. Car, bien que profondément ancré dans la vie politique sud-américaine (l’inculpation en Argentine de l’ex-présidente et actuelle candidate à la vice-présidence Cristina Kirchner n’est que la partie visible de l’iceberg), le phénomène de la corruption est particulièrement frappant au Pérou. En effet, la corruption y est restée immuable depuis des décennies, et ce n’est qu’à partir de 2015 que de nombreux cas commencèrent à sortir à la lumière. Cette année-là, l’enquête menée au sein de l’entreprise pétrolière Petrobras a révélé un système de financement illégal des partis politiques, alimenté par les grandes entreprises du secteur du bâtiment et de travaux publics, parmi lesquelles la tentaculaire et tristement célèbre Odebrecht.
Rappelons que Martín Vizcarra était le vice-président de Pedro Kuczynski qui, pour des raisons de soupçons de corruption, avait été contraint de démissionner en 2018. Il a depuis été inculpé pour blanchiment d’argent dans le scandale Odebrecht qui éclabousse la classe politique latino-américaine. Kuczynski est issu de cette lignée d’obscurs dirigeants qui présentent des qualités extraordinaires de parasitisme dans le sens propre du terme («condition d’un être qui vit sur le corps et aux dépens d’un autre être dont il altère plus ou moins la santé») : Ollanta Humala (2011-2016), inculpé pour blanchiment lié au géant du BTP brésilien ; Alejandro Toledo (2001-2006), soupçonné d’avoir reçu vingt millions de dollars de pots-de-vin, a été arrêté aux États-Unis en vue d’une extradition ; Keiko Fujimori, le leader de l’opposition, est en détention provisoire depuis le 31 octobre, et son frère, le député Kenji Fujimori, également accusé de corruption (en 2000, une grave affaire de corruption avait contraint leur père Alberto Fujimori à convoquer des élections anticipées). Le 17 avril dernier, Alan García (1985-1990 / 2006-2011) le troisième chef d’État éclaboussé par Odebrecht, qui prétendait devenir un des grands dirigeants du Cône Sud, s’est tiré une balle dans la tête au moment où la police allait l’arrêter à son domicile. Et n’oublions pas de mentionner les trois membres du Conseil national de la Magistrature, organisme chargé de nommer et de destituer les juges et les procureurs, impliqués en août 2018 dans des affaires de corruption, parmi lesquels Walter Ríos, le président de la Cour supérieure de justice de Callao.
En attendant que les secousses politiques provoquées par la volonté de fer et le courage du président Vizcarra donnent leurs fruits et se communiquent au reste de l’Amérique latine, la situation actuelle au Pérou peut être analysée et résolue en attaquant le problème depuis deux angles différents mais complémentaires.
D’une part, s’il y a en ce moment, au début du troisième millénaire, un grand courant mondial en faveur du climat – comme l’ont compris tous les grands dirigeantes des pays les plus riches – la corruption qui ronge la plupart des pays latino-américains peut également être considérée comme une forme de pollution. Elle contribue incidemment à la décadence de la santé, de l’éducation et de la sécurité des habitants, et le phénomène peut entraîner également une catastrophe sociale généralisée. C’est pourquoi la croisade patriotique qui mène Martín Vizcarra devrait compter avec le soutien de la communauté internationale, mais aussi éveiller les consciences et susciter le même élan écologique chez les futurs émules de Greta Thunberg.
D’autre part, comme la corruption est la fille de la mauvaise éducation, pour qu’en grandissant elles n’aient pas le sentiment que «les hommes sont tous pareils, enragés de vice et de corruption» (Alphonse Daudet), l’instruction fondée sur la morale civique aura peut-être dans un avenir proche une place privilégiée dans le développement et la conduite des prochaines générations de dirigeants sud-américains. Ce mal, qui semble consubstantiel à la nature humaine, l’éducation pourrait l’éradiquer en informant que la corruption est l’une des épreuves à surmonter afin de construire des bases solides pour un avenir prospère. Selon les mots de René Guénon, «modifier la mentalité d’un milieu est le seul moyen d’y produire, même socialement, un changement profond et durable».
Il faut donc croire à l’efficacité de l’éducation et à l’engagement social dès la toute petite enfance. Mais comment expliquer «la corruption» aux enfants ? Si l’écologie est d’actualité, alors d’une manière ludique et simple on peut s’inspirer de la nature, qui offre maints modèles semblables à la vie de certains politiques. L’ascidie par exemple, ce petit animal marin qui, après avoir nagé vers le rocher où il va s’installer, digère son cerveau car il lui est devenu inutile. Mais c’est surtout le Mutan, de l’île de Bornéo, qui semble illustrer parfaitement le sujet du présent article.
L’arbre Mutan (de «mutant») est en réalité une liane. La légende raconte qu’avant de grandir, les oiseaux et les animaux (ou les politiciens et les entreprises) transportent la graine dans leur bouche. L’oiseau se pose sur une branche et crache dans un petit creux de l’arbre (ou L’État). Après deux semaines, la graine de Mutan commence à pousser. Il fait des feuilles, puis quelques branches et des racines. Une petite liane par-ci (des pots-de-vin), une autre par-là (des dessous la table). Alors l’arbre lui dit : «Tu es si lourd Mutan ! Va-t’en, je ne peux plus te porter», et le Mutan lui répond : «Attends, attends que mes pieds touchent terre et je m’en irai». Ainsi passent les mois et les années, le Mutan sort du creux de l’arbre et grandit encore et encore jusqu’à envelopper complètement l’arbre, étouffé par le Mutan. L’étreinte du Mutan finit par tuer l’arbre.
Eduardo UGOLINI