Les latino-américains sont très connus en France : en tant que sportifs, musiciens et romanciers. Mais un latino-américain philosophe, écrivant dans la langue d’Henri Bergson, est chose rare. Voici donc Santiago Espinosa, né au Mexique, auteur de L’impensé. Inactualité de Parménide, Les Belles Lettres, collection Encre Marine, 2019.
Photo : A Due Voci
On doit avouer que le sous-titre nous a laissé perplexe car l’inactualité nous a tout de suite fait penser à Nietzsche et je savais, du moins je croyais savoir, que Nietzsche s’opposait manifestement à Parménide. J’étais ainsi, dès le départ, très curieux de savoir ce que l’auteur avait en tête. Le texte porte donc sur Parménide, né à Élée (actuelle Italie du sud), philosophe grec du Vesiècle avant notre ère. Il serait l’auteur d’un poème dont il ne reste que quelques fragments. Il est, avec Héraclite, l’un de deux plus grands penseurs d’avant Socrate et donc Platon, raison pour laquelle on appelle ces deux penseurs «présocratiques». La lecture faite par l’auteur s’attache à montrer que pratiquement toute l’histoire de la philosophie n’a pas compris Parménide, ou, pis encore, on a fait dire au texte du poème le contraire de ce qu’il disait !
Dans le sillage notamment de Friedrich Nietzsche et surtout Ludwig Wittgenstein, en passant par Henri Bergson et Clément Rosset, qui fut son maître et ami, l’auteur s’attache, dans sa lecture du poème -la seule que restituerait la vérité du texte- à montrer que l’idée maîtresse de Parménide est une tautologie : l’être (ou plus simplement la réalité) est. Il n’y a rien d’autre que ce qui se présente à notre perception. En fait, ce que l’auteur accomplit par cette (re)lecture de Parménide c’est une attaque en règle contre la philosophie considérée comme métaphysique. Cette pensée métaphysique a son origine chez Platon et s’étend jusqu’à Martin Heidegger même si ce dernier se veut le penseur du «dépassement de la métaphysique».
On s’interdira dans ces quelques lignes de rentrer dans le vif du sujet, et donc prendre position sur la lecture de Parménide et de la métaphysique en général proposé par l’auteur, tout d’abord parce qu’il faudrait beaucoup plus d’espace que celui imparti à ce bref compte-rendu, et surtout parce que notre revue n’est pas une revue pour des philosophes spécialistes. Mais rappelons grosso modo, la critique que l’auteur fait de la métaphysique considérant que la source de cette critique se trouve déjà chez Parménide, autrement dit, il aurait anticipé la dérive métaphysique de la philosophie, dérive dans laquelle nous serions encore empêtrés.
En quoi consiste donc la métaphysique? A penser, plutôt à croire, que, derrière la réalité il y a un autre monde, plus vrai, plus réel. C’est le monde des «formes intelligibles» de Platon, mais la pensée métaphysique s’exprime aussi dans la distinction entre l’être et le devoir-être, et celle chère à Heidegger, entre l’être et l’étant. Or, pour l’auteur, et selon sa lecture des fragments de Parménide, il n’y a qu’une seule réalité, celle que nous percevons, la situation dans laquelle nous nous trouvons, le monde dans lequel nous sommes. Il n’y a rien d’autre : il n’ y a pas d’autres mondes, d’autres «arrières-mondes» selon l’expression de Nietzsche. Cela implique qu’il faudrait suivre ce dernier dans ce qu’il appelle amor fati : il faut accepter le monde tel qu’il est, même si, et c’est souvent le cas, il n’est pas comme on voudrait qu’il soit. Il faut se résigner à accepter la réalité telle qu’elle est. Il faut donc en finir avec l’illusion, le désir d’un autre monde. Il n’y a que la réalité, ce qui est, et seulement ce qui est peut être véritablement pensé. Voilà l’explication du titre de l’œuvre ; ce qui n’existe pas, ne peut en aucun cas être pensé, c’est donc l’impensé.
Nous sommes partis de l’idée que Santiago Espinosa était mexicain, désormais nous savons qu’il a la nationalité française, mais à la lecture de son livre nous découvrons qu’en vérité il est grec![1]
Eduardo P. LOBOS
[1][…]s’il est vrai que devenir philosophe c’est avant tout devenir Grec -et par là élève d’Homère. op. cit. page 122.