Après la pièce Coragyps sapiens du Colombien Felipe Vergara Lombana, un second titre a enrichi la collection théâtre des éditions Zinnia, venu cette fois-ci du Mexique : Les Particules de Dieu du dramaturge Luis Ayhllón, traduit par Anne-Claire Huby. Cette pièce comique et grinçante a reçu le prix Sor Juana Inés de la Cruz en 2014, une récompense qui s’ajoute aux nombreuses reconnaissances obtenues au cours d’une carrière réussie avec plus de trente pièces.
Photo : cineNT/Zinnia
Tola, Pepa et Lupe sont «trois amies mémorables, presque des sœurs», pourtant bien différentes. «Sur le banc d’un parc, face à un McDonald’s», elles croisent le destin de Mister Douglas, un «Amerloque», professeur respectable de religion et de scolastique, bienfaiteur expert de Saint Thomas d’Aquin et propriétaire d’un établissement de restauration rapide. Après des années de mariage et de dévouement, Mister Douglas ne peut réfréner son attirance pour un homme noir qui vend des fruits au marché. Les trois femmes y voient l’opportunité de faire fortune et de réaliser ainsi leurs rêves en rendant service au prêtre de la communauté à qui Mister Douglas s’est confessé. Pour le remettre dans le droit chemin tracé par Dieu, la plus âgée décide alors de prostituer la plus jeune pour séduire l’Américain.
À partir de ces trois voix féminines, auxquelles s’ajoute un chœur de personnages qui servent de récits secondaires et de transition, Luis Ayhllón construit une comédie grinçante et très dynamique. Une pièce hybride qui combine recours diégétiques à travers la narration et recours mimétiques à travers l’interaction pour raconter l’histoire de trois femmes dont le but est de détourner un gringo prospère qui possède un McDonald’s.
Tola, Pepa et Lupe, les personnages principaux de la comédie, incarnent alors trois stéréotypes dans une histoire archétypique. Elles représentent trois tempéraments moraux et trois mécanismes de survie sociale facilement identifiables dans leur dichotomie : Tola, la libérale/la pragmatique ; Pepa, la conservatrice/la cynique ; et Lupe, l’ingénue/l’astucieuse. Les individualités prennent corps dans la relation que les circonstances établissent entre elles, une circonstance si absurde et erratique qu’elle parvient à être crédible, ponctuelle et unique.
Aux circonstances s’ajoutent les anecdotes d’un physicien théorique désabusé à la limite de l’ataraxie, qui fonctionnent comme leitmotiv dans un récit entièrement construit comme une analepse. «L’immensité ne sert à rien. On n’a pas cessé de nous bassiner avec l’immensité, alors que nous ne comprenons même pas le comportement des plus petites particules», s’exclame Mister Douglas dès les premières lignes d’un récit commençant par la fin de l’histoire.
En juillet 2012, le Cern, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, annonçait effectivement la découverte du «boson de Higgs», une particule dont l’existence avait été supposée en 1964 par trois chercheurs. Particule élémentaire, le boson donne à la matière sa masse et fait ainsi office de mètre pour la physique des particules.
«Ils ont inventé un accélérateur de particules pour prouver l’existence du boson de Higgs. C’est la particule de Dieu, qui n’existe que lorsque les autres s’en approchent. Elle n’est pas visible, mais elle existe. Elle existe dans la mesure où elle repousse les autres.» La particule de Dieu de la pièce, c’est Lupe qui, pour repousser le «mal» qui touche l’Américain, se déguise en Sóngoro Cosongo, l’homme du marché, et feint d’être désireuse de connaître les mystères de la scolastique.
Le texte recourt avec une grande efficacité à la violence, à la peur et à la honte, comme toute comédie, mais cette pièce le fait dans ce qui est le plus grotesque d’un réalisme caricaturé. Il ne s’agit pas d’une comédie complaisante comme celles qui coulent par la force des blagues faciles, le ridicule des «autres» et les vulgarités. Les Particules de Dieu vont dans la direction opposée. L’histoire de chacun des personnages est complexe et possible, trop proche de celle du lecteur : maltraitance intrafamiliale, alcoolisme, opportunisme, solitude, vieillesse, désenchantement, trahison, désespoir et véritable amitié dans sa manifestation la plus perverse. La maîtrise de l’auteur est couronnée par des rires répétés, parfois des rires nerveux qui germent devant son propre ridicule.
Mais ce qui est au cœur de la pièce, c’est bien la sexualité ou plutôt les sexualités. Le traitement que l’auteur en fait dans cette œuvre est impitoyable même avec un public habitué aux blagues vertes, à la vulgarité explicite ou au ridicule. Ici, la sexualité reçoit un traitement blessant, de l’épouse pieuse qui souffre des humiliations d’un mari alcoolique, à la prostitution familiale induite, en passant par l’homosexualité dans son stéréotype le plus grotesque. Leur mise en scène fait de l’œuvre une métaphore de la réalité latino-américaine des trente dernières années.
Avec Les Particules de Dieu, le dramaturge mexicain –neveu d’une des grandes dames du théâtre salvadorien, Mercy Flores– exerce l’art de choquer à travers une pièce surprenante portée sur les planches par le Mobydick Teatro, la compagnie pour laquelle elle a été écrite.
Marlène LANDON
Les Particules de Dieu de Luis Ayhllón, traduit de l’espagnol (Mexique) par Anne-Claire Huby, éditions Zinnia, 106 p., 9 €. Luis Ayhllón en français : Rose mexicain, Les Chameaux, Les Guerres blanches, 2013, éditions Kazalma.
Né en 1976, Luis Ayhllón est dramaturge, scénariste, metteur en scène et l’un des écrivains mexicains les plus primés de sa génération. Il a remporté le Prix national de littérature au Mexique en 2006, le Prix Oscar Liera de la meilleure dramaturgie en 2004, entre autres récompenses. Il a également travaillé comme scénariste pour des longs et courts métrages au Mexique, où il a été nominé pour le prix Ariel. Une quinzaine de ses textes ont été mis en scène dans différentes villes au Mexique, aux États-Unis et en Amérique latine.