L’ancienne présidente de la République d’Argentine, Cristina Fernandez de Kirchner (2007-2015), publia le 26 avril dernier Sinceramente, un discours-fleuve de 600 pages où elle est bien décidée à régler ses comptes. Sa parution était restée secrète jusqu’au dernier moment et avait provoqué une véritable tempête médiatique et politique en Argentine.
Photo : El Político
En moins de deux semaines, Sinceramente devint un véritable phénomène de librairie (il en est déjà à sa troisième réimpression, pour un total de 215 000 exemplaires). Voilà une bénédiction pour le secteur national de l’édition qui pâtit du marasme économique dans lequel se retrouve englué le pays depuis de nombreux mois. C’est précisément dans ce contexte de crise économique brutale et d’une descente vertigineuse de la cote de popularité de l’actuel président Mauricio Macri dans les sondages que Cristina Fernandez de Kirchner décide de signer son retour. Si certains commentateurs voient dans ce livre un lancement de campagne de l’ex-présidente pour les élections nationales d’octobre prochain, sa parution est surtout l’occasion pour CFK, mise en examen dans de nombreuses affaires de corruption, de régler ses comptes avec ses nombreux détracteurs. C’est aussi le moyen pour elle de revenir sur les douze années de gouvernement Kirchner (si l’on comptabilise les années au pouvoir de son mari Nestor Kirchner, de 2003 à 2007).
Le fond…
Le livre prend la forme d’un bilan personnel sur les années du couple Kirchner au pouvoir, d’abord dans la province de Santa Cruz et ensuite à la présidence nationale. Les attaques répétées du gouvernement de Mauricio Macri sur l’héritage laissé par cette décennie de pouvoir K l’ayant visiblement blessé, CFK revient en détail sur les nombreuses politiques mises en place lors de leurs mandats. La vision politique «kirchneriste» pourrait grossièrement se résumer par une réactivation de l’industrie nationale par le protectionnisme. Mais aussi par un déploiement de plans sociaux pour les plus démunis et des investissements nationaux importants (aussi bien financiers que symboliques) dans les secteurs des droits de l’homme, de l’éducation, de la recherche et de l’innovation.
Par cette publication, l’ex-présidente, dont l’image est entachée par de récents scandales judiciaires, entend bien remettre l’Église au milieu du village en y énumérant les nombreux mérites de sa gouvernance. Elle revient longuement sur les politiques de mémoire historique et en matière de droits de l’homme, notamment celles des minorités, avec par exemple l’approbation du mariage pour tous en 2010. Ses soutiens aux secteurs de l’éducation, de la recherche et de l’innovation sont également passés en revue. CFK a notamment soutenu la création de nouvelles écoles et universités, la création du MinCyT (ministère de la Science et de la Technologie) et la création de Tecnopolis (parc pédagogique sur les sciences et la technologie nationale). L’ex-présidente accompagne aussi les efforts de réduction de la «brecha digital» au sein de la population (un programme qui permettait à tous les écoliers de recevoir un ordinateur portable afin de se familiariser avec les outils informatiques). Enfin, elle a aidé au développement des sciences nucléaires et aérospatiales.
Les mandats du couple Kirchner ont également apporté la création de nombreux plans sociaux, pour certains encore d’actualité. Le plus connu reste sûrement l’AUH (asignacion universal por hijo), sorte d’allocations familiales, qui encore aujourd’hui bénéficie à plus de 2 millions de familles dans tout le pays. D’autres plans, tels que Progres.ar (système de bourses pour pouvoir terminer ses études) et Procre.ar (facilitant l’accès à un logement), sont des mesures phares de leur gouvernement qui restent encore en application. Il n’en reste que le livre manque cruellement d’autocritique sur certains points et notamment sur les difficultés du second mandat de l’auteur. En effet, Cristina Fernandez de Kirchner ne mentionne pas le contexte économique mondial de la première décennie des années 2000. Pendant cette période, le prix pour les exportations de matières premières était très élevé, ce qui rendait en partie possible la mise en place de ces politiques. Elle oublie également son incapacité à désigner un successeur au sein de sa famille politique, ainsi que l’exaspération de nombreux Argentins envers sa personne, qui la jugeaient autoritaire et prétentieuse, lors des élections de 2015.
Sinceramente est également l’ouvrage du «deux poids, deux mesures», la fameuse «double morale» ou «dobles estandares». Au regard de sa politique intérieure en matière de droits de l’homme, on peut se surprendre de sa fascination pour Vladimir Poutine. Elle n’hésite pas pour autant à encenser cette fascination lors de ses rencontres avec le pape Francisco. Dénonçant l’ambivalence de ses détracteurs, CFK peut parfois avoir recours au même mécanisme. Elle dénonce des institutions internationales, parfois hostiles à sa politique, qu’elle n’hésite pourtant pas à solliciter quand celles-ci permettent d’appuyer son argumentation. Elle dénonce aussi des chiffres utilisés par ses détracteurs alors qu’elle se base sur des chiffres largement contestés de l’INDEC (Institut national de statistiques). CFK est aussi maladroite quand elle définit l’accès aux matchs de la Ligue nationale de football comme un droit de tous les citoyens argentins alors qu’elle ne définit pas la liberté de changer ses épargnes de pesos argentins en dollars.
…et la forme
Ce double barème s’opère également en matière de style. Notamment quand elle se décrit comme une femme proche du peuple, garante du «nacional y popular», mais s’attarde sur des pages entières consacrées à la décoration de ses nombreuses maisons ou bien sur les hôtels de luxe dans lesquels elle logea en tant que présidente. Car tout d’abord, Sinceramente, c’est un ton, une écriture extrêmement parlée, où l’on retrouve la voix caractéristique de CFK. Son style fait, d’entrée de jeu, fit démentir les commentateurs qui remettraient en doute son implication dans l’écriture de l’ouvrage. On y retrouve également son arrogance notamment lorsqu’elle se prévaut de la récupération du prestige international de l’Argentine sur la scène internationale ou lorsqu’elle retranscrit un dialogue avec Mercedes Marco del Pont, présidente de la banque centrale argentine lors de son second mandat, qui lui conseille d’endetter un peu l’État avant de partir, car le laisser en l’état actuel serait un trop beau cadeau pour son successeur.
Sinceramente signe le retour de Cristina Fernandez de Kirchner, en tant qu’animal politique, bien décidée à en découdre avec ses adversaires. Ses attaques aux membres de Cambiemos sont en effet redoutables. Mauricio Macri ? «Une personne dure et agressive. Le symbole du chaos, une catastrophe économique et une tragédie sociale. Son ascension au pouvoir se doit au financement des fonds vautours et par le soutien de Cambridge Analytica.» CFK se moque de son vocabulaire, qu’elle décrit comme typique de l’oligarchie, des gens sortis du Colegio Cardenal Newman (un collège catholique où se forment les enfants des grandes familles argentines). Elisa Carrio ? «Une courtisane de province qui cherche à copier l’aristocratie.» Maria Eugenia Vidal ? «La gouverneure virginale.» Guillermo Dietrich ? «Un raciste qui s’étonne qu’un péroniste puisse avoir les yeux bleus.»
Et puis finalement, le livre est une mine d’anecdotes truculentes. On citera notamment la scène où lors d’une réunion avec Hector Magnetto, directeur du groupe médiatique Clarin, le caniche nain de CFK, Cléo, se met à aboyer sans discontinuer lorsque celui-ci prononce le mot «néolibéralisme». Un peu plus loin, l’ancienne présidente explique que lors de son opération à la tête, elle demanda que l’on vérifie l’identité de son chirurgien, persuadée que celui-ci, étant donné qu’il ne lui avait pas souri, devait être le fils d’un ancien militaire actif lors de la dictature argentine. Son mari Nestor Kirchner n’est pas en reste, notamment lorsque celui-ci refuse d’assister à une soirée de gala tenue par la famille royale hollandaise, car celle-ci a lieu au théâtre Colon, symbole selon lui des classes dominantes et de l’oligarchie argentine.
Depuis sa parution, nombreux commentateurs de la vie politique argentine voient en Sinceramente une rampe de lancement pour la campagne électorale d’octobre prochain. Il en reste néanmoins que l’ouvrage tient plus du bilan et d’une réponse à ses détracteurs que d’un programme politique en soi. Victime de ce qu’elle décrit comme un «terrorisme judiciaire envers sa personne» et d’une «campagne de diabolisation régionale» (après l’emprisonnement de Lula et les déboires de Rafael Correa avec la justice équatorienne), Cristina Fernandez de Kirchner a décidé de reprendre les armes.
Elle prend le temps de rappeler à ses lecteurs l’ensemble des politiques progressistes mises en place lors de ses mandats successifs. L’héritage des Kirchner est objectivement impressionnant et marqua une époque dorée pour la gauche latino-américaine en s’inscrivant dans un mouvement régional fort. L’introduction de Sinceramente se termine sur cette promesse de «construire une logique différente, loin de la haine, des mensonges et des revendications. C’est le seul chemin pour récupérer une vie meilleure et un pays qui nous protège». S’en suivent de longs chapitres où elle tire des boulets de canon sur la justice et la presse nationale, alimentant une société argentine déjà fortement polarisée. Cette démarche divise plus qu’elle ne rassemble et ne convaincra que les convaincus. Envisager un duel au sommet entre Mauricio Macri y Cristina Fernandez de Kirchner en octobre prochain serait l’aveu d’un cruel échec dans la rénovation de la classe politique argentine. Mais, au-delà de cela, ceci signifierait un affrontement entre deux camps qui, à la lecture de ce livre, paraissent irréconciliables tant ils sont alimentés par des réalités et des motivations différentes.
Romain DROOG