Née en 1946 à Belo Horizonte dans une favela, Conceição Evaristo a pu, à force de volonté, obtenir un doctorat en littérature comparée tout en exerçant le métier d’institutrice à Rio de Janeiro. Ses premiers romans ont été publiés au Brésil au début du XXIesiècle et sont très vite traduits en anglais et en français.
Photo : Fora do Eixo
Depuis des décennies, l’enseignant que j’ai été, le commentateur que je suis, un homme, se pose la question : existe-t-il une littérature purement féminine ? Beaucoup des auteures avec qui j’en ai discuté refusent l’idée. La qualité est là ou pas, c’est tout ce qui compte, et j’ai tendance à aller dans ce sens. C’est donc l’homme que je suis, plutôt qu’un être neutre et détaché qui va partager ses réactions devant ces soixante et quelques poèmes d’une femme brésilienne.
La femme est omniprésente, avec sa part de passé, une femme qui a dû souffrir, peut-être parfois même sans le savoir : son sort était celui de toutes ses petites voisines, et devoir travailler pour aider sa famille dès ses huit ans n’était pas rare dans sa favela. Ayant obtenu son doctorat et étant reconnue comme romancière, elle n’a bien sûr pas oublié ce passé de lutte personnelle. Les allusions sont bien présentes, transfigurées par la poésie.
Elle n’est pas militante, encore moins revendicatrice. Le poème « Favela » ne compte que dix vers, mais tout est dit : décor, violence, espoirs réduits à néant. La misère, souvent évoquée, n’est pas désespérée, elle est même souvent joyeuse : on n’a pas d’or, on a les fruits sauvages ‒gratuits !‒ à partager en riant. Jamais elle n’oublie l’horreur des diverses misères (matérielle, morale, mentale), elle constate, avec des mots superbes, et ce constat est si puissant qu’il n’est pas nécessaire de lui ajouter une morale quelconque.
Un peu de mythologie afro-brésilienne, des allusions à l’histoire du pays, des tranches de vie quotidienne, des évocations de la beauté pure, du temps qui passe pour chacun, les duretés des vies modestes, Conceição Evaristo métamorphose par ses mots le quotidien en profondeur. Ce sont des thèmes qu’on retrouve ailleurs, mais ici, les mots et la forme des vers font que ces sujets banals deviennent émotion et réflexion.
Peut-on parler de «poésie sociale» ? Je me répéterai : «féministe», «sociale», qu’importe ? On est comblé, homme ou femme, par la richesse de cette poésie, c’est tout, et c’est un immense cadeau.
Christian ROINAT
Poèmes de la mémoire et autres mouvements de Conceição Evaristo, édition bilingue, traduit du portugais (Brésil) par Rose Mary Osorio et Pierre Grouix, avec une préface d’Izabella Borges et une postface de Pierre Grouix, éd. des femmes-Antoinette Fouque, 208 p., 16 €. Conceição enportugais : Poemas da recordação e outros movimentos, ed. Malé, Rio de Janeiro. Conceição Evaristo en français : les éditions Anacaona ont publié en traduction française les romans Banzo, mémoires de la favela, L’Histoire de Poncia et Insoumises.
Conceição Evaristo est l’une des grandes voix de la littérature brésilienne contemporaine. Née en 1946 dans une favela de Belo Horizonte (Minas Gerais), contrainte à travailler dès l’âge de 8 ans, elle réussit néanmoins à terminer sa scolarité à force de volonté. Elle s’installe à Rio de Janeiro où elle fera toute sa carrière d’institutrice. Tandis que ses premiers écrits sont publiés dans les années 1990, elle obtient un doctorat en littérature comparée. Ses romans, qui ont reçu de nombreux prix, sont vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires au Brésil et ont été traduits dans différentes langues dont le français. Sa poésie est traduite pour la première fois en langue française.