Mascaró, le chasseur des Amériques a obtenu le Prix Casa de las Américas à La Havane en 1975. Moins d’un an plus tard, son auteur, Haroldo Conti, était enlevé chez lui à Buenos Aires par la dictature militaire. On n’a plus eu de nouvelles de lui. Homme aux multiples activités (il fut instituteur, pilote d’avion, scénariste de films et auteur de romans et de nouvelles), il a dans ses œuvres montré des gens simples amoureux de la vie et de la liberté, c’est probablement ce qui l’a rendu suspect aux yeux de la dictature.
Photo : Pangea/La dernière goutte
Joli présage : c’est sur un rafiot nommé Le Lendemain que s’embarque Oreste, le personnage principal de ce beau roman qu’est Mascaró, le chasseur des Amériques. Il laisse derrière lui son village de pêcheurs, peu d’habitants mais plein d’amis, ceux qu’on rencontre dans le seul bar, tenu par Lucho, animé par quelques musiciens et dont on ressort à point d’heure sans pouvoir marcher droit. Au moment d’embarquer vers Palmares, au moment de faire ses adieux, on ne veut pas donner l’impression d’être émus, mais on se frotte les yeux. À cause de la cheminée du Lendemain qui crache une fumée irritante ? Peut-être, après tout…
Oreste est en bonne compagnie sur ce bateau décrépit, outre le capitaine s’y trouvent le Prince et le cavalier noir. Le Prince Patagon n’a de prince que le nom sur des affiches un peu décolorées et le cavalier noir se nomme Mascaró. Autant le prince est bavard et un rien fanfaron, autant le cavalier est silencieux et discret, et même mystérieux, et le restera jusqu’à la fin de l’histoire. Quand le Lendemain se met en panne au beau milieu de la mer, moteur brisé, on se demande si Palmares n’est pas un mythe et si on est bien soi-même de chair et d’os.
Tous sont d’accord, sans réserve, pour dire que «la vie, il faut la vivre en libations». L’alcool et les cigares ne sont pas les seules libations, il y a aussi la poésie, la musique et les rires. Quelques bateaux fantômes se laissent admirer quelques minutes, parfois, les jours se ressemblent, en l’absence de vent et de mouvement.
Oreste et le Prince, enfin à Palmares, se lancent dans de nouvelles aventures en compagnie de trois ou quatre sympathiques comparses. Le Prince, avant d’avoir été Prince, avoue avoir été un scélérat, et ce qu’il a fait pour changer, il en fait profiter les autres, Oreste est le premier à appliquer ses préceptes. Soigner son corps pour qu’il nous serve, savoir deviner ce que la pire crapule a de lumière en elle, aimer les gens, qui qu’ils soient, telles sont les leçons distillées par le Prince, artiste misérable dont le succès n’est connu que de lui, qui finit par devenir, pour le lecteur et pour Oreste, un lumineux modèle dans sa modestie autant que dans ses excès.
Malheureusement, et même si rien dans le roman ne permet de dater l’action, il a été écrit au tout début des années de la terrible dictature militaire argentine et déjà «l’altération de l’ordre naturel conduit à celle de l’ordre établi», on commence à voir partout la subversion. Le grand oiseau qui survole les villages (en réalité un rêveur bricoleur qui a su créer une merveilleuse machine volante dont il est lui-même le moteur) est chassé de son village : les autorités ont décidé justement qu’il était subversif de faire rêver le commun des mortels. Il est vrai aussi que«l’art est une conspiration à lui tout seul», comme le souligne le Prince.
Haroldo Conti est le chantre des petits, des modestes. Vus par lui ils se métamorphosent en seigneurs, ils apprennent à être eux-mêmes, à être heureux malgré la laideur qui les entoure, qui les encercle et les enferme, ils imposent leur liberté. Quelle leçon, surtout venant d’un homme qui n’a jamais prétendu à la gloire et qui a disparu de façon aussi injuste. Mascaró était-il prémonitoire ?
Christian ROINAT
Mascaró, le chasseur des Amériques de Haroldo Conti, traduit de l’espagnol (Argentine) par Annie Morvan, éd. La dernière goutte, 380 p., 21 €. Haroldo Conti en espagnol : Mascaró, el cazador americano / La balada del alamo carolina / Sudeste, ed. Alfaguara / En la vida, ed. Barral Editores, Barcelone. Haroldo Conti en français : La Ballade du peuplier carolin, éd. La dernière goutte.
Haroldo Conti, dont Gabriel García Márquez a dit qu’il était l’un des plus grands écrivains argentins, est né en 1925 à Chacabuco dans la Province de Buenos Aires. Enlevé dans la nuit du 4 au 5 mai 1976 par des hommes à la solde du régime dictatorial, il est porté disparu depuis cette date. Mascaró, le chasseur des Amériques, son dernier roman, a obtenu en 1975 le prestigieux prix Casa de las Américas.