Après La Part inventée, Rodrigo Fresán poursuit sa trilogie en naviguant dans l’onirisme sans pour autant s’éloigner du réel qu’est l’existence humaine et continue de creuser le même sillon, toujours aussi profond et aussi brillant, dans la «pure littérature». Sommeil et rêve (il n’y a qu’un seul mot en espagnol), raison et délire, insomnie et création, tout cela est bien au rendez-vous, surprenant par une culture universelle, entre chanson, films et romans.
Photo : Seuil/César Cid
Quand on entre dans l’univers de Rodrigo Fresán, on sait immédiatement que c’est du jamais vu, du jamais lu, qui nous attend. Et on n’est pas déçus ! Engendré par le plus grand des hasards quelques minutes avant que la mère, renversée par une voiture, ne tombe dans un coma profond dont elle ne sortira jamais, le narrateur, qui s’autodéfinit comme excrivain a donc passé neuf mois en communication directe avec une semi-morte, a partagé ses sensations et ses rêves les plus secrets. Coma, sommeil, rêves, vie, l’excrivain nous entraîne dans un monde cotonneux et coloré, silencieux et vivant, troublant et passionnant.
On ira mettre le pied sur la lune en compagnie d’une étrange famille dont tous les membres ont des prénoms mixtes et l’histoire (les faits historiques, avérés ou non, tel ce premier voyage sur la lune) se mêle au rêve, au cinéma (Bonjour, Stanley Kubrick !) ou à la littérature. Ainsi Vladimir Nabokov n’achève pas un projet de scénario pour Hitchcock… Jusqu’où Fresán nous emmènera-t-il dans ce délire pourtant tout à fait réaliste, réel même, le rêve lui-même est bien réel, non ?
Le délire en question tourne aussi beaucoup autour des Hauts de Hurlevent lu, relu, su, réécrit par une Pénélope qui vit du et dans le rêve, il tourne autour de Feu pâle, roman de Nabokov publié en 1961. Du rêve, on passe à la création, à la littérature.
On ne sait plus où est le centre, d’ailleurs il y en a plusieurs qui se chevauchent, comme dans les beaux kaléidoscopes, le narrateur omnipotent glisse à l’occasion vers l’actualité pour dénoncer les nouveaux moyens de «communication» qui conduisent à l’isolement de chacun, il rend hommage à Bob Dylan et à Enrique Vila-Matas… Cette impression possible de désordre, le lecteur la ressent, elle fait partie du «contrat» qui fait partager le cours de sa pensée, pas forcément logique, bien qu’elle soit cohérente, à l’intérieur de La Part rêvée et aussi d’un livre à l’autre. C’est lui, le maître d’œuvre, à nous de le suivre… et d’attendre la troisième partie, La parte recordada, qui pourrait se traduire, d’après la traductrice Isabelle Gugnon, par La Part remémorée.
Christian ROINAT
La Part rêvée de Rodrigo Fresán,traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, Seuil, 576 p., 26 €. Rodrigo Fresán en espagnol : La parte soñada / La parte inventada / El fondo del cielo / Jardines de Kensington / Vidas de santos / La velocidad de las cosas / Historia argentina / Mantra, ed. Literatura Random House / Esperanto, ed. Tusquets. Rodrigo Fresán en français : Esperanto, Gallimard : Mantra / La vitesse des choses / Vies de saint, éd. Passage du Nord-Ouest / Histoire argentine / Les jardins de Kensington / Le fond du ciel / la part inventée, Seuil.
Rodrigo Fresán est né en 1963 à Buenos Aires. En 1991, il publie son premier livre, Histoire argentine, qui est aussitôt un best-seller. En 1999, il s’installe à Barcelone où il travaille comme critique littéraire. Nourri de culture anglo-saxonne, de Philip K. Dick à John Cheever, il impose, avec Les Jardins de Kensington, Mantra et Le Fond du ciel, une œuvre vertigineuse, fertile en rêves et en visions, qui fait de lui un écrivain atypique, transgresseur et incontournable. Il a reçu en 2017 le prix Roger-Caillois et, en 2018, La Part inventée a été couronné aux États-Unis par le Best Translated Book Awards.
Christian Roinat, ancien professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et membre de notre équipe de rédaction, a créé un blog América nostra / nos Amériques (AnnA) qui est en ligne depuis quelques jours et en libre accès. Dans la présentation de son blog, il signale que la plupart des textes présentés dans le blog ont été publiés dans nos newsletters – auxquelles il participe depuis une dizaine d’années. Il ne nous reste rien d’autre à ajouter, si ce n’est que bons vents à AnnA.