Quand un romancier colombien apprend à un lecteur français une foule de choses sur l’histoire de France, il faut que le lecteur français se hâte d’aller découvrir ses lacunes : qui connaît le labyrinthe dessiné au cœur de la cathédrale d’Amiens ? Qui se souvient que, vers 1570, on traversait généralement la Seine en bateau, les ponts étant presque inexistants ? Qui sait qu’une expédition de protestants essaya d’établir en Floride une communauté luthérienne de langue française ? Dans ce roman palpitant, Pablo Montoya redonne vie à trois artistes de l’époque, qui ont réellement existé, et il recrée un monde de violences et de couleurs.
Photo : éd. du Rocher/La Palabra que Invita
Les guerres de religion font rage en France. Le nouveau culte est toléré par les autorités cléricales et politiques. Le maître cartographe Philippe Tocsin accueille dans son atelier le tout jeune Jacques Le Moyne. Tous deux sont partisans de l’Amiral de Coligny, ils sont donc des hérétiques en terre de France, même si à cette période ils sont encore acceptés. C’est précisément ce qui motive Tocsin, trop vieux et souffrant pour le faire lui-même, à envoyer son élève en Amérique. Le but de l’expédition est de trouver un territoire susceptible d’accueillir une communauté protestante loin de la France et hors de l’autre menace : l’Espagne de Philippe II, tout aussi catholique que la France de Charles IX et moins tolérante envers la nouvelle religion.
Une fois débarqué et installé quelque part en Floride, près d’un village indien, Jacques Le Moyne découvre non seulement une nature inimaginable, mais surtout les racines de son art. Jusque-là, il dessinait ‒des dessins scabreux en général‒ ou il traçait des cartes. Face à l’exubérance des lieux, il apprend les couleurs, celles, merveilleuses et symboliques, peintes sur les corps. Cette découverte est le premier pas vers d’autres, plus fondamentales encore : alors que les autres membres de l’expédition ne pensent qu’à se barricader dans leur fort, Le Moyne fait, seul, la véritable découverte de l’Amérique, à travers ses hommes et leurs arts.
François Dubois est peintre, il est né à Amiens et vit à Paris avant de s’exiler à Genève. Ses recherches tournent autour du dessin et surtout des couleurs. Pour lui la question fondamentale est de savoir s’il existe un «progrès» en art : peut-on décréter que Michel Ange est supérieur aux artistes aztèques, anonymes, dont on a récupéré certaines œuvres ? De toute évidence la réponse est non.
Par l’intermédiaire de personnages et de faits rigoureusement historiques, Pablo Montoya tisse un récit qui aurait pu être entièrement né d’une imagination en liberté. Ainsi la Saint-Barthélemy vue par le filtre de la peinture, celle de François Dubois, «le» tableau qui représente presque en direct le drame, est un sommet de finesse : tout ce qui fait l’art pictural est changé en pure littérature.
Théodore de Bry, le troisième élément du triptyque, est graveur. Très éloigné des trésors d’Amérique et des merveilles des cours d’Espagne et de France, dans son modeste atelier, vivant à Anvers puis à Londres, il démontre dans l’ombre que c’est dans la création que se trouvent la vraie vie et aussi le divin. «La grandeur de nos mains», voilà le message que lui transmet son père, orfèvre lui-même.
Si cette troisième partie du roman perd une partie du souffle de vie qui caractérisait les deux premières, elle va plus loin dans les analyses des œuvres. Le narrateur est Pablo Montoya et il ne s’autorise plus les libertés dont jouissaient les deux artistes, il est le pédagogue éclairé convaincu des ravages inguérissables provoqués par la domination des peuples déclarés sauvages par des conquérants bien plus frustres, ce que disent les œuvres de Le Moyne, Dubois et Le Bry.
Pablo Montoya est aussi le philosophe qui avance des théories sur l’utilisation des images ou sur leur diffusion, sur la violence de la conquête, théories qui se mêlent à une longue description des gravures destinées à accompagner une édition de la Très brève relation de la destruction des Indes de Bartolomé de las Casas qui, malheureusement se transforme en catalogue un peu vain pour un simple lecteur.
Que cela ne fasse pas oublier les multiples beautés, les tourbillons de couleurs, la volonté de lutter et de rester dignes qui illuminent les deux premiers tiers de ce splendide roman ! Le mouvement, le voyage, la découverte en rapport étroit avec la création de ce qui n’est sur le moment qu’une œuvre parmi d’autres avant de s’imposer comme chef d’œuvre immortel, Pablo Montoya recrée brillamment un bouillonnement qui donne à celui qui le découvre un véritable élan vital. Ce n’est pas si fréquent dans la littérature contemporaine.
Christian ROINAT
Triptyque de l’infamie de Pablo Montoya, traduit de l’espagnol (Colombie) par Jean-Marie Saint-Lu, éd. du Rocher, 464 p., 22 €. Pablo Montoya en espagnol : Tríptico de la infamia : Terceto, ed. Literatura Random House, Barcelona.
Pablo Montoya est écrivain et professeur de littérature à l’université d’Antioquia. Il a publié de nombreux romans, contes et essais. Triptyque de l’infamie a reçu le prix Romulo Gallegos en 2015.