Dans Avant l’aube, en 2005 déjà, Alonso Cueto se penchait sur le douloureux passé de son pays, le Pérou. Le Sentier Lumineux, la réaction des autorités politiques, les atrocités commises des deux côtés et plusieurs questions fondamentales : peut-on pardonner ? peut-on oublier ? Il revient avec un nouveau roman sur ce thème qu’il traite encore une fois avec une grande originalité. Il est un des auteurs pressentis pour les Belles latinas d’octobre 2019.
Photo : Gallimard
Traumatisé par le décès de sa mère, Ángel Serpa avait décidé d’entrer dans l’armée péruvienne. C’était au moment où le Sentier Lumineux imposait ses violences sur une grande partie du territoire. Ángel, simple soldat, avait dû obéir aux ordres et parfois donner le coup de grâce à des corps déjà inertes. Un jour, c’est justement cet ordre qu’il a reçu pour une jeune femme. Des années après sa démission, il mène à Lima une existence assez terne qui, vue de l’extérieur, pourrait sembler d’une sérénité absolue. Quand entre dans la petite boutique où il vend casseroles et verres une femme qu’il reconnaît comme ayant été sa victime, il a du mal à y croire puis, devant l’évidence, il entame un véritable chemin de croix qui ne sera fait que de questions : peut-il, veut-il tenter d’entrer en contact avec elle ? En a-t-il le droit, moral surtout ? La présence intermittente de la femme, toujours indéchiffrable, va l’obséder.
À l’opposé de tout manichéisme, Alonso Cueto navigue au cœur d’un doute tour à tour poisseux et incandescent, à l’image de l’esprit d’Ángel, et il fait en sorte que nous accompagnions le personnage, que nous nous collions à lui, que nous n’ayons pas plus que lui ces repères faciles qui sont le ressort des romans faciles. Ce que l’on comprend, ce que l’on partage, c’est cette perplexité par rapport à son problème moral. Son «autre vie», les combats de catch qu’il pratique certains soirs contre des hommes sur le retour, eux aussi blessés, d’une façon plus physique, par une vie que nous ignorons, n’aide pas à en savoir plus sur lui : le fait-il pour se prouver qu’il est quelqu’un ? Pour expier ? Par plaisir, comme il le dit ?
Si Ángel a du mal à diriger sa vie, Alonso Cueto maîtrise à la perfection son récit. L’apparente banalité ‒ banalité dans l’horreur, une horreur que nous connaissions avant d’entamer la lecture ‒ devient profondeur, puis élévation. Les croyances indiennes héritées des Incas à certains moments donnent à l’atrocité moderne une ouverture spirituelle d’une beauté saisissante. Un peuple qui a une autre manière d’exprimer son sens moral ne peut que ressentir différemment ses souffrances ; pour ce peuple, l’absence de l’être cher est synonyme de tout autre manque. «Orphelin» est dans leur langue le mot qui signifie aussi «Pauvreté». De même, penser que le passé est en réalité devant nous parce que nous le connaissons remet en cause tout notre système moral, chrétien et occidental. Ángel, lui, dans sa simplicité, peut servir de modèle : de terribles épreuves ont accompagné sa vie entière, elles sont là, pesantes, tout le temps, et pourtant des lueurs de vie se manifestent par intermittences, timides mais bien présentes, et il finit par savoir les entrevoir. La passagère du vent est à lire pour la multitude d’idées et pour leurs nuances et surtout pour les atmosphères changeantes, à l’image de toute vie. Un roman qui ne peut que marquer le lecteur.
Christian ROINAT
La passagère du vent de Alonso Cueto, traduit de l’espagnol (Pérou) par Aurore Touya, éd. Gallimard, 260 p., 22 €. Alonso Cueto en espagnol : La viajera el viento, ed. Planeta, Lima / El susuro de la mujer ballena, Planeta, Barcelona / La hora azul / Grandes miradas, ed. Anagrama. Alonso Cueto en français : Avant l’aube, éd. Michalon / La vie en mouvement (entretiens avec Mario Vargas Llosa), éd. Gallimard.