Entre la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique se trouve un territoire tropical dont l’histoire singulière se traduit par le sang depuis son indépendance en 1810. La Colombie fait partie de ces pays souillés par les grandes puissances mondiales, où l’oligarchie a toujours gouverné et où le bipartisme a laissé des centaines de mères sans enfants. En Colombie, les oiseaux n’ont pas toujours chanté et volé comme des êtres libres. «Los Pájaros» ont été le bras armé du parti conservateur dans les années 1950, et ont assassiné et arraché de leur terre des familles entières en raison de leurs orientations politiques.
Photo : Gustavo Petro – Iván Duque/El artículo
Dans la souffrance et la misère de son peuple, dans la rage et l’indignation de nombreux citoyens, le pays de «Gabo» a vu naître à plusieurs reprises des groupes rebelles clamant une justice sociale, une participation politique, une terre pour tous et le respect de la vie… L’actuel conflit interne colombien voit ses origines en 1947, alors que le socialiste et candidat à la présidence Jorge Eliécer Gaitán se fait assassiner. Dès lors, le pays n’a cessé de traverser de nombreuses épreuves. D’abord le temps de la «violencia» entre 1948 et 1958, puis la période des guérillas pendant laquelle des groupes armés tels que le M-19, les FARC ou encore l’ELN envisagent la possibilité d’une révolution, à l’image de celle qui a secoué Cuba en 1959. Puis c’est l’entrée en matière d’un nouveau conflit : celui du secteur paramilitaire et du narcotrafic.
Mais au milieu de ces tumultes, la Colombie a également connu de douces accalmies qui se sont concrétisées par les signatures de différents traités. On pense par exemple au traité de paix signé avec les FARC en 2016. Cependant, certains accords reviennent aujourd’hui dans le débat public, notamment ceux passés avec le M-19 en 1991 qui ont laissé place à la Constitution colombienne encore en vigueur aujourd’hui. Pourquoi invoquer l’Histoire en introduction de cet article ? Pourquoi le traité de paix avec le M-19 est-il remis en cause ? Parce que depuis ce dimanche 26 mai 2018, pour la première fois depuis des décennies, la Colombie peut dire qu’elle a connu des élections présidentielles légitimes, «dignes» d’un système représentatif, avec une participation de plus de 53% de la population. Dans quelques semaines, les citoyens colombiens participeront au deuxième tour de ces élections et devront choisir entre un candidat issu des oligarchies colombiennes et un candidat issu du M-19.
En effet, le Centre démocratique, parti de l’ancien président Álvaro Uribe Vélez aujourd’hui sénateur de la République, représenté par Iván Duque, vient de remporter le premier tour avec 39,14% des voix, soit 7 569 693 votes, suivi par Gustavo Petro qui a obtenu 25,08% des voix, soit 4 851 254 votes. Enfin, Sergio Fajardo a obtenu 23,73% des voix, soit 4 589 696 votes. Les deux candidats représentants la politique colombienne traditionnelle, Germán Vargas Lleras et Humberto de la Calle, n’obtiennent respectivement que 7,28% et 2,06% des voix. Le traité de paix signé en 2016 avec les FARC a ainsi donné son premier fruit, en offrant aux citoyens colombiens la possibilité de voter en masse. La photographie de Rodrigo Londoño, ancien chef des FARC, se rendant aux urnes, restera elle-même dans l’Histoire.
D’autre part, c’est la première fois que deux candidats indépendants de la politique traditionnelle colombienne obtiennent un si grand nombre de voix. Même si en 2010 Antanas Mockus, premier candidat indépendant à arriver au deuxième tour des élections présidentielles, avait rassemblé de nombreux votants, la Colombie entrevoit pour la première fois la possibilité qu’un candidat de gauche, ancien membre du M-19, accède au pouvoir. Ce sont 261 558 voix qui séparent Gustavo Petro de Sergio Fajardo et l’alliance des deux candidats permettrait de réunir 9 440 950 voix soit autant de votes qui ne seraient pas accordés au parti de l’ancien président Álvaro Uribe qui, depuis la fin de son mandat en 2010, essaye de récupérer le pouvoir par tous les moyens. L’accès à la présidence est donc entre les mains des partisans de Sergio Fajardo. Le candidat qui y accédera a jusqu’au 17 juin prochain pour convaincre le plus grand nombre d’électeurs.
Jusqu’à ce jour, le candidat de la Coalición Colombia n’a pas appelé à voter pour tel ou tel candidat. Cependant, toute sa campagne reposait sur l’éducation, la lutte contre la corruption et la victoire face à Uribe. Par ailleurs, il a déjà reçu le soutien de plusieurs autres représentants politiques : Claudia López, Antanas Mockus et Jorge Robledo. Ce dernier appartient au Polo Democrático, parti de gauche dont Petro a été auparavant membre pendant plusieurs années.
Un éventail de progrès semble donc éclairer ces dernières élections et, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, les alternatives politiques reçoivent le soutien d’un si grand nombre de votants. Mais n’oublions pas qu’il s’agit également d’une période sensible pour le pays, où les traités de paix et la Constitution de 1991 sont mis en péril par les propositions du candidat du Centre démocratique. De plus, la société colombienne vit aujourd’hui encore dans la peur des «idées de gauche» et de tout candidat présenté par les médias comme porteur standard de la gauche. De plus, le fantasme véhiculé par l’idéal socialiste vénézuélien joue un rôle important dans les prises de décisions des électeurs colombiens. Le 17 juin prochain, la Colombie aura donc le choix entre la continuité d’une politique vieille de plus de seize ans ou la possibilité d’un changement qui, pour la première fois de l’Histoire, fera basculer l’exécutif à gauche.
Jonathan Z. CORONEL