«Il est vivant. Il a survécu à l’attaque. Il part. Il ne reviendra pas.» Pour échapper à l’horreur d’Iguala où furent massacrés quarante-trois étudiants par la police mexicaine le 26 novembre 2014, Álvaro Beltrán, jeune professeur en informatique, fuit le Mexique pour rejoindre les États-Unis. «Aller n’importe où mais y aller.» Alors Álvaro marche… Pierre Ducrozet, écrivain et traducteur, est l’auteur de trois romans parus chez Grasset : Requiem pour Lola rouge (2010), La vie qu’on voulait (2013) et Eroica (2015). Son dernier roman, L’Invention des corps, publié aux éditions Actes Sud, a reçu le Prix de Flore 2017.
Photo : JF Paga/Grasset
Et si le cerveau de l’Homme était directement connecté à Internet afin d’avoir accès à une quantité phénoménale d’informations ? Et si l’on pouvait éradiquer la mort et atteindre l’immortalité en préservant le cerveau que l’on téléchargerait sur un disque dur ou que l’on mettrait sur le cloud ? Courant de pensée né dans la Silicon Valley à la fin des années quatre-vingt, le transhumanisme vise à utiliser les progrès de la science et de la technologie pour transformer l’être humain et lui permettre de dépasser ses limites biologiques.
C’est dans cette quête du XXIe siècle, formulée avec l’apparition d’Internet, qu’Álvaro Beltrán se retrouve embarqué à son arrivée sur le territoire américain. En Californie, Álvaro rencontre Parker Hayes, un milliardaire de la Silicon Valley qui a fait fortune en investissant dans l’entreprise Facebook ; une fortune qui lui permet d’expérimenter de nouvelles idées. Parker Hayes a créé le «Cube» à San Francisco, un lieu dédié à la lutte contre le vieillissement. Il propose alors à Álvaro, à la recherche d’un poste de programmeur, de devenir le cobaye d’une expérience transhumaniste.
Parker Hayes a un autre «grand» projet : «Il veut construire un nouveau pays. On manque de pays. On s’emmerde dans le nôtre. Il prendrait la forme d’une île artificielle flottant au large de San Francisco, bâtie par ses soins, où l’on pourrait vivre loin de l’État, des lois, des obligations sociales.» Mais ce qu’il redoute le plus, c’est de mourir. Alors il a décidé de s’entourer des plus brillants cerveaux pour travailler sur les cellules souches, qui ont la capacité de régénérer indéfiniment le corps humain, à la recherche de l’immortalité.
Puis Álvaro rencontre Adèle. Adèle Cara, elle, est française et travaille depuis quelques années dans un laboratoire de biologie moléculaire et cellulaire à Strasbourg. Alors qu’elle est de passage à Mexico pour une conférence sur «L’apostose, ou les problématiques de la lutte contre le vieillissement cellulaire», Parker Hayes convoite ses services et parvient à la recruter pour ses compétences en manipulations génétiques. Son cobaye, c’est Álvaro.
Avec L’invention des corps, Pierre Ducrozet propose une réflexion profonde sur le corps humain : celui d’Álvaro, meurtri au Mexique. Un corps en mouvement qui traverse la frontière américaine. Puis un corps cobaye, jeune et robuste, parfait pour mener à bien une expérience transhumaniste. Adèle mène aussi sa propre réflexion sur le corps à travers la question de son désir. Alors que Parker Hayes recherche l’immortalité pour le sien. Il revient également sur la naissance et l’histoire d’Internet dans des chapitres flash-back qui alternent avec différents mouvements autour de la cavale d’Álvaro depuis le Mexique ; des récits qui s’entremêlent pour tisser la toile du monde contemporain.
Car Pierre Ducrozet s’est demandé à quoi pourrait bien ressembler un roman du XXIe siècle. «J’ai imaginé […] un roman sans centre, fait de plis et de passages, de liens, d’hypertextes, qui dédoublerait le mouvement du monde contemporain, en adoptant Internet comme sujet et comme forme.» L’invention des corps en est un exemple frappant dans l’écriture même, semblable à la navigation, notre façon contemporaine de relier les choses entre elles.
Marlène LANDON
L’invention des corps, par Pierre Ducrozet, prix de Flore 2017, aux éditions Actes-Sud, 302 p., 20 €.
Écrivain, romancier, chroniqueur littéraire et traducteur français, Pierre Ducrozet est née à Lyon en 1982. Après sept années passées à Barcelone, il vit actuellement entre Paris et Berlin. En 2010, il publie son premier roman Requiem pour Lola rouge, retenu pour la sélection du Prix de Flore et récompensé par le Prix de la Vocation. S’en suivent deux autres romans La vie qu’on voulait (2013) et Eroica (2015), fiction biographique autour du peintre Jean-Michel Basquiat et finaliste du Prix de Flore, tous trois publiés aux éditions Grasset.