Le nouveau livre d’Ana Maria Machado pourrait être un roman historique décrivant le Brésil (et l’Europe) entre 1857 et 1910, il pourrait être un roman psychologique suivant les atermoiements du cœur de deux belles personnes, un roman engagé sur la conquête de liberté des femmes et la lutte pour la libération des esclaves, un roman social plongeant au cœur d’une société encore jeune, en pleine création, ou encore un superbe mélo racontant des amours impossibles. Or il est tout cela et plus que cela : ses personnages principaux ont bien existé, la romancière et académicienne en fait des êtres humains dont elle nous rapproche au point d’en faire presque des amis.
Photo : Bruno Veiga/Divulgação
Eufrásia Teixeira Leite (Zizinha) est héritière de l’une des plus importantes fortunes du Brésil. En 1872, elle a une vingtaine d’années et se retrouve orpheline. Malgré l’affectueuse insistance de son oncle, elle décide, avec sa sœur Francisca (Chica), plus « raisonnable » qu’elle, d’embarquer pour la France. Plus qu’une société corsetée, ce qu’elle fuit, c’est un avenir sous la dépendance des hommes, d’un homme, d’un mari.
Joaquim Nabuco (Quincas) vient lui aussi d’hériter, de sa marraine, une propriété sucrière décadente, qui coûte bien plus qu’elle ne vaut. Plus tard, le legs d’une tante lui permet de pouvoir enfin réaliser son rêve ancien : découvrir l’Europe. Zizinha et Quincas, qui se sont peut-être déjà rencontrés dans leur vie mondaine, au cours d’un bal ou d’un derby, font la traversée, probablement par pur hasard, sur le même navire. L’espoir de Quincas est de faire quelque chose pour que cesse l’esclavage au Brésil.
Sous le regard des divinités marines afro-brésiliennes naît une idylle
Mais Zizinha n’a pas un caractère à se soumettre, elle sait très bien que sa fortune lui donne le pouvoir, non de choisir elle-même un mari (inimaginable dans son monde), mais de décider de ce que sera sa vie. Quinca est séduisant, elle est séduite, mais quelques « infidélités » de Quincas revenues aux oreilles de sa « fiancée » (ils ne se sont pas clairement engagés), infidélités réelles ou simples ragots, la placent face à sa volonté de ne jamais subir. De son côté, Quincas n’a pas vraiment l’intention de quitter son rôle de célibataire et ne néglige pas de rendre des visites répétées à des amies mariées mais esseulées. Quel homme ne le fait pas ?
Cela pourrait ressembler à un vaudeville, mais les enjeux sont bien plus puissants. Le combat de Zizinha se vit dans la souffrance et se transforme, un peu inconsciemment, pour devenir sa raison de vivre : la liberté des femmes, la sienne lui servant de modèle digne d’être étendu aux autres. La raison de vivre de Quintas reste la même : faire abolir l’esclavage au Brésil.
Les rebondissements ne manquent pas, rendez-vous manqués, morts subites, le temps passe, les vies se déroulent, parallèles ou tangentes. Ana Maria Machado mène son récit avec une douce fermeté, tout avance vite et chacun accomplit son destin. Les personnages sont bien dessinés et, si elle ne néglige à aucun moment celui de Quincas, on sent sa préférence pour celui de Zizinha, la femme volontaire, érigée. Les deux, l’homme et la femme, méritent son respect et aussi son regret qu’ils n’aient pas pu se rapprocher davantage. Elle ne néglige pas non plus le contexte, les changements sociaux de l’époque, les progrès techniques et la nécessité de faire bouger ces sociétés conservatrices, en Europe comme en Amérique.
Les années passent, entre 1857 et 1910, chacun mène sa barque, ce sont deux vies qui peuvent de l’extérieur paraître réussies (l’argent pour l’une, la carrière politique pour l’autre), mais la sensation de manque est bien là, bien pesante. La subtilité d’Ana Maria Machado rend douce-amère cette évidence qu’ils tentent de refouler. Amour ou amitié, la limite est si fragile, renforcée par une société qui épie, commente et censure : la fortune de la femme ne serait-elle pas le vrai motif d’un éventuel mariage ? Et, si on n’épouse pas, peut-on vivre pendant des années un amour semi-clandestin mais connu de tous sans l’officialiser ?
Au fond, l’empêchement se trouve-t-il dans les règles sociales ou dans les hésitations des deux amoureux ? Ana Maria Machado traite ces divers sujets avec une finesse remarquable, ce qui n’empêche ni la fermeté de son style ni surtout le grand plaisir que l’on a de découvrir ces personnages, cette époque, ces sentiments contrariés.
Christian ROINAT
Cap vers la liberté d’Ana Maria Machado, traduit du portugais (Brésil) par Claudia Poncioni et Didier Lamaison, éd. des femmes-Antoinette Fouque, 320 p., 17 €.