Pour le pays austral et le pays andin, il y aura un avant et un après «28 mars 2018». Sur le plan diplomatique, cette journée est sans doute susceptible de rester comme l’une des grandes dates historiques de l’Amérique latine : celles autour desquelles se joue le destin d’un pays. Et ceci est d’autant plus vrai dans le cas de la fragile Bolivie, par rapport à son rôle sur la scène internationale, et pour l’équilibre même de ses institutions.
Photo : La Razón
Aux Pays-Bas, tout a été dit. Les représentants des deux pays, qui n’ont plus de relations diplomatiques depuis 1979, sont rentrés chez eux. Mais si les débats sur l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique sont clos – perdu face au Chili il y a plus d’un siècle –, le litige frontalier est loin d’être terminé. Ainsi le 29 mars, au lendemain de la dernière journée d’audience, Evo Morales a manifesté sont intention de «reprendre un dialogue sincère, ouvert» avec le Chili.
En réalité, cette déclaration du président bolivien véhicule une menace en filigrane : si les diplomates chiliens restent sourds à ses réclamations, la Bolivie demandera aux juges de La Haye d’obliger le Chili à négocier sur d’autres sujets bilatéraux non résolus, notamment celui des eaux frontalières du Silala. Le Chili considère que ce fleuve est international, tandis que, pour la Bolivie, il fait partie de son territoire.
Or, concernant la demande de son accès à l’océan à travers le désert d’Atacama, le pays andin avait été conforté par la Cour internationale de Justice en septembre 2015. Le plus haut organe judiciaire des Nations unies s’était alors déclaré compétent pour juguler le conflit. Un conflit dont les racines plongent dans la guerre du Pacifique de 1879, sans doute l’un des épisodes les plus rudes de l’histoire sud-américaine, après la conquête espagnole. Depuis cette époque-là, la Bolivie est devenue un pays enclavé dans les Andes, sans accès à la mer, avec les lourdes conséquences socio-économiques que cela implique, comme nous l’avons déjà largement évoqué dans l’article précédent.
Pour se faire une idée de l’importance que cette revendication historique représente pour les Boliviens, il est intéressant de mentionner que le droit de la mer est inscrit dans leur constitution. Ainsi chaque 23 mars, nommé «día del mar» (journée de la mer), La Paz commémore la perte de 400 km de litoral, le long du désert d’Atacama, et de 120 000 km2 de son territoire. Et ce sentiment est tellement ressenti dans la conscience populaire que, dans tous les bâtiments publics, on retrouve un petit drapeau bleu azur légitimant de manière symbolique l’accès à la mer.
Par ailleurs, une vague d’enthousiasme a envahi les Boliviens depuis que la CIJ s’est déclarée compétente, en 2015, pour arbitrer une éventuelle renégociation des frontières : en janvier 2014, un arrêt de cette Cour avait accordé au Pérou une partie du territoire maritime contrôlé par le Chili depuis la dite «Guerre du Pacifique» (50 000 km² d’océan).
Toutefois, la Bolivie doit se montrer réaliste et revoir à la baisse son rêve maritime tel qu’elle le dessine, car, comme le rappelle Farid Kahhat, professeur de relations internationales à l’Université catholique de Lima, «en termes de différend limitrophe, la Cour ne s’est jamais prononcée à 100 % en faveur d’une des parties». Sur ce point, si les diplomates chiliens jouent l’entente cordiale, ils refusent cependant d’accorder un accès à la mer à son voisin, estimant que la question a été réglée par l’accord des deux parties signé en 1904 ; ils considèrent également que la CIJ ne peut se prononcer sur un pacte qui date d’avant sa création en 1948. «Notre souveraineité restera entière», a insisté depuis La Haye Roberto Ampuero, le ministre chilien des affaires étrangères.
Mais certains de ses compatriotes ne sont pas du même avis. C’est le cas du poète Raúl Zurita, qui vient de participer à un colloque organisé par l’Université Académique d’Humanisme Chrétien – le Centre d’Intégration Latino-américaine de Bolivie. Le poète chilien, prix national de Littérature 2000, a exprimé avec ces mots un sentiment partagé par beaucoup sur la rigidité de son pays : «L’orientation politique du Chili est égoïste et pseudopatriotique […] Le défense à outrance d’un territoire se transforme en son contraire, en immobilité, en stagnation, et fait appel à la violence, à la logique de l’extermination et au sentiment de propriété, ce qui peut être considéré comme un véritable pêché capital : être propriétaire.» Et il ajoute : «Un pays qui possède 4 000 km de littoral maritime est comme un enfant avec une boite de 64 crayons de couleurs, mais il est incapable d’en prêter aucun.» Bref, à travers le regard du poète, dans une région de la planète où plus de 90 % de la population est de confession catholique, le conflit politico-frontalier devrait être considéré comme une opportunité unique de tendre la main à la Bolivie, le pays le plus pauvre du continent.
Enfin, dans ce climat de tension qui soulève des passions nationalistes et des sentiments philanthropiques, la table de négociations de La Haye aura eu au moins ce mérite : pendant deux semaines, tous les moyens juridiques ont été mis en place pour harmoniser les différences séculaires entre les deux pays frères, et mettre effectivement en œuvre la reconnaissance mutuelle des frontières comme la pierre angulaire de l’édification d’une Amérique latine pacifiée. Ce sera le résultat de l’évolution de plus d’un siècle : la triomphe des idées sur la logique des armes. Mais, pour l’instant, il faudra patienter. À partir de maintenant commence une longue attente du verdict, lequel n’est pas attendu avant la fin de l’année, voire début 2019.
Eduardo UGOLINI