À l’occasion de la parution des splendides Poèmes et antipoèmes de Nicanor Parra, l’écrivaine Claire Tencin a interrogé pour Diacritik Felipe Tupper, le maître d’œuvre de cette indispensable anthologie bilingue qui vient de paraître au Seuil dans la collection de Maurice Olender. Tencin et Tupper s’interrogent ici sur les arcanes de l’œuvre clef du poète chilien de 103 ans, enfin traduite en français par Bernard Pautrat.
Photo : Proceso Mexique
Claire Tencin : « Moi la littérature me fait chier… autant ou + que l’antilittérature. » Pour planter le personnage, je commencerais par cette phrase-électrochoc d’un poème de Parra. Comment pourriez-vous définir le poète chilien : un provocateur, un génie ou un visionnaire ?
Felipe Tupper : Parra réunit ses trois conditions. ll a réussi une entreprise de rupture et d’innovation qui touche les fondements de l’identité littéraire, pas seulement celle de la poésie. Il a ouvert des portes, réinstauré la force de la langue parlée dans toutes ses dimensions polyphoniques. Provocateur aussi, bien sûr, désacralisateur. Son entreprise a été considérée comme un “art de démolition”. Tout ce qui s’institutionnalise perd son sens originel. L’antipoésie dans les années 50 a secoué l’impasse où se trouvaient les avant-gardes. C’était une action complètement novatrice. Évidemment Parra a le sens de l’auto-dérision, il est conscient de sa débandade langagière, en rejetant le culte de l’anti-poésie et en prenant le lecteur comme le témoin permanent de sa propre remise en question. Il a compris très tôt la décomposition de son époque, de la politique, la fragilité des convictions.
L’auteur chilien Bolaño a campé la figure de Parra dans une formule qui est devenue célèbre : « Parra écrit comme s’il allait être électrocuté le lendemain ». Le poète est-il un condamné à mort en sursis ?
Oui, il n’y a plus de temps à perdre puisqu’on est condamné à mourir. La poésie de Parra est habitée par la mort, une mort joyeuse, l’écriture est une gymnastique pour nous préparer à cette échéance absurde. Bolaño dit aussi qu’il y a dans la poésie de Parra « des cercueils, des cercueils et des cercueils ».
Comment avez-vous été amené, Felipe Tupper, à entreprendre cette édition des œuvres complètes de Parra en français alors que le poète refuse aujourd’hui toute entrevue et « tourne le dos à la postérité » comme il le prétend ? L’avez-vous rencontré à Las Cruces où il vit ?
En 2011, Parra a célébré ses 97 ans et a reçu le prix Cervantes en Espagne, un prix aussi important pour la littérature hispanophone que le prix Nobel. Quand il a été interviewé lors de cet événement, il a déclaré : « Je dois bien ça à Bolaño ! » Ça m’a rappelé une phrase que Bolaño avait prononcée une année avant sa mort prématurée alors qu’on le questionnait sur son rapport avec Nicanor Parra : « Je dois tout à Parra. » Nicanor doit la publication de ses œuvres complètes en espagnol au romancier chilien et au critique espagnol Ignacio Echevarría qui s’étaient associés en 2001 pour amadouer Parra. À l’instar de Borges, Parra croyait que les œuvres complètes allaient signer son arrêt de mort, qu’il allait mettre un pied dans son cercueil. C’était aberrant, malgré quelques tentatives avortées au début des années soixante, Parra n’était toujours pas publié en France.
J’ai voulu moi-même imiter mes prédécesseurs et créer les circonstances pour le faire publier en français. J’avais co-écrit et produit il y a quelques années alors que j’étais attaché culturel à l’Ambassade du Chili à Paris, une performance à la Fondation Cartier où les deux poètes Bolaño et Parra s’entretenaient dans un dialogue imaginaire. Pour moi, c’était une première étape pour faire connaître Parra en France. Avec ce premier coup d’essai, avec la Maison de l’Amérique Latine – François Vitrani en tête, nous avons proposé la publication de son œuvre à Maurice Olender aux éditions du Seuil qui a accueilli avec enthousiasme le projet. Il faut dire que je l’ai proposé aussi avec la traduction de Bernard Pautrat, qu’il avait entreprise il y a vingt ans sans réussir à le faire publier non plus. Mais il restait à convaincre Parra. Le poète n’ouvre pas sa porte facilement et son rapport avec la France a toujours été ambigu. J’ai obtenu finalement un rendez-vous et j’ai fait le trajet de Santiago à Las Cruces dans une incertitude totale et avec la peur au ventre. Oui, j’avais peur de rencontrer ce personnage. Les écrivains et les amis qui l’avaient déjà rencontré évoquaient le processus par lequel ils avaient été transformés comme dans un chaudron alchimique. J’avais la hantise de son ironie, la hantise de son âge – il allait avoir cent ans. En arrivant chez lui, il écoutait « la cueca apianá » (la cueca-piano), sous-genre de la musique traditionnelle chilienne ; elle semblait le captiver plus que ma visite. Cette musique populaire se joue dans les bars malfamés où se réunit la pègre. Il avait un vieil appareil à cassette comme il n’en existe plus. Il tambourinait et chantait et j’ai essayé de l’accompagner, bien maladroitement je dois l’avouer. Il me testait. J’avais conscience d’être ridicule mais j’ai joué le jeu. Il m’a provoqué en me demandant si je savais danser la cueca et je lui ai répondu très mal. Il s’est mis debout et a commencé à danser. J’étais mal à l’aise, je craignais qu’il ne tombe par terre en raison de son âge. Après cet exercice saugrenu, on a pu enfin entrer dans le vif du sujet. Après cinq heures de discussion, je suis reparti avec la sensation d’avoir avalé une drogue, la sensation d’avoir été transformé par son intelligence, son habilité à raconter les évènements de sa vie comme si c’était la première fois qu’il les racontait.
J’avais l’impression d’être un privilégié, un intime, d’avoir entendu les confessions d’un ami. On a très peu parlé du livre, il l’a contourné constamment. Je lui ai pourtant apporté le livre Poèmes humains de Cesar Vallejo, poète péruvien de référence pour Parra, publié dans cette collection avec un bandeau sur lequel était inscrit : « César Vallejo, le plus grand poète du XXe siècle en langue espagnole », signé Jorge Semprún. Il l’a regardé comme une provocation. J’ai enlevé le bandeau et lui ai tendu : « ça, c’est du marketing littéraire… et vous, vous êtes le plus grand expert en marketing littéraire ! » On a continué à parler sans aborder la publication puis enfin en lui montrant le livre je lui ai demandé ce qu’on allait faire. Il a frappé le livre et il a déclaré : « Quoi d’autre que d’aller de l’avant. »
Vous avez eu l’impression d’écouter un ami, dites-vous. Dans la poésie de Parra, le lecteur est constamment interpellé comme si le poète voulait le prendre à partie de la chose qui s’écrit. Comment l’interprétez-vous ?
Parra parle à la solitude du lecteur avec une ampleur de registres où inévitablement il va se reconnaître. Dans ce sens, c’est une sorte de face à face qui s’opère dans la lecture. Son rapport à la poésie et à l’écriture est extrêmement terre à terre, concret, connecté aux éléments qui nous habitent au quotidien et nous préoccupent.
Son recueil Poemas y antipoemas publié en 1954 marque une rupture dans l’œuvre de Parra. Comment est né ce concept d’« anti-poésie » ? Donne-t-il suite à son engagement dans le mouvement qui s’était créé dans les années 30 pour mener « la guerre à la métaphore » ?
Parra avait publié un seul livre, Cancionero sin nombre, 17 ans auparavant. Ce livre était dans la lignée de la poésie des années trente, très marqué par l’influence de Garcia Lorca, primé et reconnu, mais cela a provoqué la crise qui l’a mené à rechercher sa propre voie. Il a mis tout de même 17 ans à la trouver, si on peut dire. Au Chili, il y avait déjà eu un antécédent avec le magistral poète Huidobro qui se qualifiait lui même d’ « anti-poète » dans son célèbre poème « Altaigle ». Quand Parra entreprend la rédaction de ses antipoèmes entre 1938 et 1950, il n’a pas conscience qu’il est en train de créer quelque chose qui va devenir une sorte de concept. Il est dans un mouvement, dans une quête. Par la suite, il a formalisé sa démarche en expliquant que la poésie avait échoué dans une impasse dans les années 30 après les avant-gardes. La poésie hispanophone de ces années-là était devenue pour Parra une rhétorique qui tournait en rond et la prolonger conduirait tout droit au néant personnel. Il a entamé des recherches pour savoir d’où était issue cette poésie « de cour » et il l’avait située à la Renaissance. En remontant le temps, il a enfin retrouvé la vitalité de la poésie directe qu’il cherchait dans la poésie du Moyen-Âge, celle qui se pratiquait dans les foires. Mais le concept d’antipoème serait né devant une vitrine d’Oxford lorsqu’il a vu le livre d’un poète français Henri Pichette intitulé « Apoèmes ». Parra s’est dit qu’« antipoèmes » serait bien plus efficace.
Quels ont été les rapports de Parra avec le mythique et très célèbre poète chilien Pablo Neruda qui a obtenu le prix Nobel de la littérature en 1971 et plus largement avec les poètes de sa génération dont il semblait vouloir se démarquer ?
On pourrait écrire un roman sur les rapports ambivalents entre ces deux hommes. Neruda, de dix ans son aîné, monstre sacré universel, représentait aussi le point culminant de la tradition littéraire qui touchait à sa fin, selon Parra. Le Chili a été un laboratoire des guerrillas littéraires de toutes les tendances avant-gardistes, souvent provinciales. Il y avait des petits chef de gangs et deux ou trois grandes figures qui se disputaient la place de César : Vicente Huidobro, Pablo de Rokha et Pablo Neruda. Parra faisait déjà partie de la génération suivante et il s’est débrouillé pour passer entre les mailles des filets, dans l’ombre, jusqu’à un moment où il a pu imposer ses propres repères antipoétiques dans les années 50.
La poésie de Parra emploie une langue très oralisée, et quand je dis « employer » c’est parce que le poète revendique cet emploi de la langue qui circule dans la rue. Des formules, des stéréotypes, de la matière brute dont il s’empare pour les tordre et en déjouer le sens en les affectant ou plutôt en les infectant de son ironie, de son humour, de son cynisme souvent jusqu’à l’absurde. Pourriez-vous développer le travail de l’écrivain ?
Je crois que toute sa démarche consiste à écrire cette poésie en directe. Comme un dialogue avec l’homme de la rue, un dialogue entre celui qui écoute et celui qui dit, ce qu’il appelle la poésie populaire. Cette poésie-là est vivante à tout instant et partout. La poésie de tout le monde. Parra était attentif à toutes les phrases et expressions parlées qui pouvaient déployer leur polyphonie et il a commencé à construire un univers en déconstruisant un autre univers. Le langage de tous les jours versus les signes hermétiques ou cabalistiques. La métaphore stylistique n’avait plus lieu d’être car la langue était déjà une métaphore en soi. Il utilise aussi n’importe quelle écriture publique. Il réclame dans un poème qu’on lui octroie le Prix Nobel de Lecture, lui l’éternel candidat au Prix Nobel de Littérature. Il se proclame lecteur idéal « des enseignes lumineuses », « des murailles de toilettes » ou « des pronostics du Tiercé ».
Mais sa poésie est aussi très sophistiquée. Il dit avoir compris que dans la langue espagnole l’hendécasyllabe, le vers à onze syllabes, représente le rythme naturel de la langue parlée. Tout est déjà là, à disposition. Alors il se met à tout mélanger, à introduire dans sa poésie tout ce qui traîne en le confrontant à un jeu de sens-non sens. C’est le traitement basique auquel il soumet la langue qu’il écrit. Mais le jeu qu’il impose est beaucoup plus complexe, car un antipoème n’est pas autre chose qu’un poème.
Felipe Tupper devant le Musée des Beaux Arts de Santiago (DR)
Le coq à l’âne est son dada, si je puis dire. Il saute d’un sujet à l’autre sans rapport logique. Est-ce seulement un jeu auquel se livre Parra pour désarçonner son lecteur ?
Parra appartient à une société ou une époque où la force de l’instabilité est permanente. Sa poésie exploite à l’extrême limite les comportements contradictoires de notre monde. Il faut apprendre à vivre dans la contradiction sans conflit, dit-il, c’est une condition pour pouvoir survivre. Parra est professeur de mathématiques et de physique. Il a exercé à l’université pendant trente ans. Il a appliqué à sa poésie les principes de l’indétermination et de la relativité de la physique quantique, que, disait-il, l’on devrait aussi appliquer à la philosophie et à la politique. Il a aussi adapté et adopté pour son écriture des théorèmes mathématiques simples : « économie de langage et économie de moyens ; obtenir le maximum avec le minimum ». Sa phrase se réduit à un théorème de la complexité de l’existence. C’est une poésie concrète et insaisissable comme le mouvement de l’existence. La menace de la matérialité est permanente ; le travail, le monde social, la pauvreté, et aussi l’amour et la mort questionnent tout simplement notre impossibilité à être.
Parra s’est beaucoup inspiré de la poésie anglaise. Qu’a-t-il reconnu en elle qu’il n’a pas reconnu dans la poésie française – qu’il critique d’ailleurs sans ménagement, et dans la poésie hispanophone ?
Pour Parra, le verbe du peuple c’est le verbe de Shakespeare. Quand il a séjourné en Angleterre pour étudier la cosmologie entre 1949 et 1951, il a commencé paradoxalement à s’éloigner de la physique de Newton car il est tombé dans la marmite de la poésie anglaise. Il fait souvent référence aux poètes métaphysiques, particulièrement à John Donne et au vers de son sonnet « Death, be not proud » (« Rabaisse ton orgueil, mort ») également à William Blake, Pound ou Elliot. Il a été happé par la force de cette poésie dont il entendait le parler familier à son oreille. Il a découvert une vitalité dans la poésie anglaise qui n’était plus dans la poésie espagnole ni d’ailleurs dans la poésie française. Je crois que c’est ce qui l’a subjugué. T.S. Eliot par exemple avec son mélange d’espace quotidien et de détournement spirituel. Il a même, bien plus tard, traduit Shakespeare en espagnol et sa traduction est considérée comme un monument dans le genre, réécrite dans une langue simple et puissante, audible à tout le monde. En 1963, il a écrit El Manifiesto, une espèce d’art poétique humaniste, libertaire et une déclaration de guerre où il explique toute sa conception de la poésie. Mais après la publication des Poèmes et antipoèmes en 1954, il perd les mots. Il devient aphone pendant quelques années. Il a expliqué par la suite en bégayant : je-ne-pouvais-pas-parler-d’un-trait. Les mots étaient coupés les uns des autres. Il a vu un psychiatre, il a suivi une thérapie. Quand il a eu la certitude que ses poèmes pouvaient être lus et entendus, que sa poésie avait inauguré une conversation avec le lecteur, alors il a récupéré la parole. Après avoir été reconnu par le public comme une force de frappe conversationnelle, il a pu enfin reparler.
Parra a produit également dans les années 70 des « artefacts », des images associées à des phrases lapidaires, dont l’humour et la provocation semblent vouloir dépasser la déconstruction de la langue qu’il a déjà entreprise dans ses antipoèmes. N’était-ce qu’un divertissement ou véritablement un outil supplémentaire pour poursuivre sa recherche poétique ?
Loin d’un divertissement, Parra, en désespoir de cause, a toujours innové d’un livre à l’autre son rapport conflictuel avec le sujet poétique. Ce sont 242 cartes postales qui rompent avec la structure traditionnelle du livre comme avec le discours antipoétique lui-même. Chaque carte postale porte dans son recto un « artefact » où fusionnent un texte et un dessin de l’artiste Juan Tejeda. Ces cartes postales devaient être utilisées comme telles et par là elles marquaient un pas définitif vers la dissolution de l’identité du moi dans le discours. On ne sait pas qui parle, qui envoie ce message, et le but est de générer un degré maximal de tension entre l’auteur et le récepteur de ce moi désincarné. C’est une subversion du concept de livre, mais aussi l’altération du système de diffusion, du fait qu’il était possible de les disperser comme cartes postales partout dans le monde. Cet ensemble, textes et images, dépasse son caractère circonstanciel, il atteint le lecteur comme « des éclats de grenade », selon Parra lui-même, « c’est l’explosion de l’antipoème ». Il suffit de citer pour exemple « La gauche et la droite unies jamais ne seront vaincues ». Dans les années 70 dans le contexte politique chilien et mondial, cette déclaration était d’une audace folle. Dans son œuvre, les Artefacts représentent la pointe de l’iceberg du versant de sa “poésie visuelle”. Parra est considéré comme l’un des grands poètes visuels de la langue.
Bernard Pautrat, le traducteur de Parra, a réalisé un travail remarquable. Pourtant il déclare que Parra est au fond intraduisible. Vous avez participé à la relecture de cette traduction, pourriez-vous expliquer quelles sont les difficultés que soulèvent une écriture comme celle de Parra ?
C’est intraduisible et pourtant il a été traduit. Je considère que c’est une très belle traduction pour rendre la langue parlée de Parra en français. Bernard Pautrat a connu Parra dans les années 90 dans des circonstances privées et il a exprimé au poète son désir de le traduire. Parra l’a nommé son traducteur officiel en français et Pautrat s’est pris au jeu de ce défi. Pendant 20 ans, il a travaillé à cette traduction avec une maîtrise parfaite de la technicité de la poésie.
Mais les difficultés se sont surtout dressées devant le contenu de la langue parlée de Parra. Cela a impliqué par exemple de revoir l’usage du passé simple espagnol qui est très familier et le passé simple français qui est plutôt désuet dans la langue parlée. Il faut être extrêmement attentif, la moindre tournure peut produire un contresens. Il y a énormément d’ambiguïté sémantique dans la poésie de Parra, de double sens, de l’argot, sous une apparence de simplicité totale. Dans la phrase espagnole, on peut entendre plusieurs sens que l’on n’a pas pu forcément restituer en français. Lorsque Parra écrit « La poesía terminó conmigo » on entend 1) La poésie avec moi, c’est fini. 2) La poésie m’a tué 3) La poésie a rompu avec moi. C’est la première solution qui a été retenue. Cette ambiguïté sémantique est très riche et déstabilise le lecteur qui la perçoit. Parra a changé la destinée de la poésie qu’il a déconstruite pour la reconstruire, de la même façon que Cervantes dans le Don Quichotte démonte la réthorique de la tradition chevaleresque pour libérer la langue littéraire. Parra a buté bien évidemment sur pas mal d’obstacles. Les avant- gardes étaient entrées au musée, il ne voyait plus comment combattre le musée. En tant que poète populaire, il s’est donné la mission de sauvegarder la parole du peuple en dehors du musée. C’est une démarche finalement politique.
Le cinéaste franco-chilien Raúl Ruiz a parlé de « degré zéro de la chilénité » en évoquant l’œuvre de Parra. Pourriez-vous clarifier ce propos ?
Il faudrait se demander alors ce qu’est la « chilénité » et moi je suis incapable de répondre à ça. Le style de Parra justement est celui d’une écriture libre ou libérée de son histoire, même s’il est profondément lié à cette chose insaisissable qu’est la chilénité. C’est dans ce rapport à la langue qu’on peut entendre Parra, il fait table rase d’un passé, et dans ce sens là il peut être considéré comme le « degré zéro de la chilénité ». Il a inventé un langage qui pourtant a toujours été là. Dans ce sens, il ne peut pas échapper à la notion de style, mais son style est intrinsèquement lié à l’état des choses et du vécu. Sa poésie est cosmopolite. Il s’inscrit dans un présent dont il prend pleinement possession. Parra ne parle pas d’un monde imaginaire mais du monde tel qu’il est.
Cependant il a écrit le poème « L’homme imaginaire ».
Oui, c’est très intéressant. Il y a énormément d’auto-portraits dans son œuvre qui sont en vérité des faux semblants, pour se rendre insaisissable. Mais dans ce poème-là, il décrit une situation très générale ou universelle, et le lecteur s’identifie à cet homme imaginaire qui n’est au fond qu’un homme ordinaire. Parra a écrit ce poème noyé dans le marasme, il a 64 ans, il achète une maison pour disparaître, suite à une histoire d’amour qui s’est mal terminée. Il est dans un état de désespoir absolu. Ce qui l’a sauvé, c’est l’écriture de ce texte qu’il dit avoir écrit avec un pistolet sur le bureau.
Bolaño dit que Parra écrit « sur les mots condamnés à se disperser comme la tribu est condamnée elle aussi à se disperser ». Dans votre postface, vous-même vous écrivez que le poète ne s’est jamais écarté des « mots de la tribu ». Pourriez-vous clarifier le sens de votre formule et pour reprendre la citation de Bolaño expliquer en quoi les mots de la tribu sont-ils condamnés à disparaître.
Qu’est-ce qui va rester de la poésie ? De la littérature ? La postérité de la littérature est un non-sens… Il y a 600 nouveaux romans dans cette rentrée littéraire ! Est-ce qu’il y en aura un ou deux parmi eux qui perdureront dans 5, 30 ou 50 ans ? Comme disait Henry Miller, “le cancer du temps nous dévore, on doit marcher vers la prison de la mort”. Parra incarne les mots de sa tribu et de son époque, il sera encore lu dans 100 ans, c’est fort probable. Mais il a le culot de nous asséner une vérité : « La première condition de tout chef-d’œuvre, passer inaperçu. » Nous ne sommes plus dans le XIXe siècle des magnifiques auteurs de feuilletons mais dans le XXIe siècle de la robotique et des séries B. Enfin, on est même pas sûr que dans 200 ans l’homme sera encore sur cette terre.
Parra est-il finalement un poète populaire ? Lisible, j’entends ?
Il y a des exemples de poètes qu’on peut appeler populaires comme Neruda, très reconnu, admiré, et engagé… mais sa poésie est héroïque, lyrique, distante même si elle se veut « la voix du peuple ». L’antipoésie est une opération énorme. Dans ce sens, elle incarne littéralement la voix du peuple, sa parole, l’humour noir propre au chilien et la dérision de notre condition humaine. Parra est admiré au Chili comme une star de foot tout autant que l’Académie qui l’a sacralisé. Mais il est difficile de cerner s’il est largement lu. Dans le Chili d’aujourd’hui, on lit peu, les indices de lecture sont parmi les plus faibles du continent latino-américain, tandis que c’est le pays qui se porte sans doute le mieux d’un point de vue économique. Parra, malgré son apparente simplicité, a un discours très élaboré. Mais malgré sa popularité est-il véritablement lu ? C’est une autre histoire. Dans tous les cas, il continue à influencer en permanence l’écriture des nouvelles générations. Parra est salutaire pour la littérature en général, pour la poésie et pour la vie tout court. L’humour a pris sa place dans la poésie, ce qui impose une distance salutaire avec le pathos d’un « je » lyrique. C’est comme s’il voulait nous dire « on va pas se prendre au sérieux quand même ! ».
Claire TENCIN
Nicanor Parra, Poèmes et antipoèmes. Anthologie, Préface de Philippe Lançon, traduction de l’espagnol (Chili) de Bernard Pautrat, édition de Felipe Tupper, éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », juin 2017, 684 pages, 34 €. – Claire Tencin, auteure de Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul, éd. Le Relief en 2012, Aimer et ne pas l’écrire, Montaigne et Marie en 2014 et Le silence dans la peau en 2016, éd. Tituli. – Site : Diactritik ici