Le président péruvien Pedro Pablo Kuczynski a-t-il évité sa destitution en libérant l’ex dictateur Fujimori ?

Condamné en 2009 à vingt-cinq ans de prison pour crimes contre l’humanité commis durant sa dictature, l’ancien président Alberto Fujimori a été « grâcié » par l’actuel président Pedro Pablo Kuczynski. Était-ce en échange de voix fujimoristes pour éviter sa destitution ?

Photo : elcomercio.pe

En décembre 2017, le président Pedro Pablo Kuczynski (plus connu comme PPK), accusé de « corruption » par un groupe de parlementaires pour avoir reçu plus de 5 millions de dollars de pots-de-vin de la part de l’entreprise brésilienne Odebrecht, était menacé de destitution. « PPK » avait toujours nié avoir reçu cet argent jusqu’au moment où le PDG de cette firme, Marcelo Odebrecht, a reconnu : « nous avons très certainement financé les campagnes électorales » des quatre derniers présidents péruviens[1] ainsi que celle de Keiko Fujimori, fille de l’ancien dictateur, candidate malheureuse aux élections de 2016. Malgré son déni, le conflit d’intérêts du président Kuczynski est évident : son entreprise Westfield « conseillait » Odebrecht dans ses licitations auprès du gouvernement d’Alejandro Toledo dont il était ministre de l’Économie !

Une destitution évitée de justesse…

Pour pouvoir destituer le président Kuczynski, le Congrès unicaméral devait réunir au moins 87 voix sur les 130 députés. Pour éviter sa destitution et obtenir le soutien de Fuerza Popular, le parti fujimoriste, PPK avait laissé entendre depuis fin 2017 qu’il était favorable à une « grâce humanitaire » pour le dictateur emprisonné. Or les deux enfants de l’ex-dictateur sont députés : Keiko Fujimori, sa fille, présidente du parti, était en faveur de la destitution ; Kenji, son fils, légèrement dissident du même parti, qui exige la libération de son père depuis longtemps, hésitait à voter. Surprise lors du vote du 21 décembre : non seulement Kenji s’est abstenu mais neuf autres députés fujimoristes l’ont suivi, ce qui permettait d’éviter la destitution du président. Trois jours plus tard, PPK « graciait » le dictateur Alberto Fujimori, ce qui l’autorisait à quitter la prison et à purger le reste de sa peine chez lui.

…mais à quel prix ?

Les accusations de « magouille » ont immédiatement fusé de toutes parts. De fait, il semble que cette « libération » déguisée se préparait depuis longtemps. La seule façon « honorable » de libérer Fujimori était de lui octroyer une « grâce humanitaire » en cas de maladie grave. Il fallait donc que les administrations correspondantes soient dirigées par des partisans de la libération. Quand on est président, c’est simple : on démet ceux qui sont « contre » la libération et on les remplace par des partisans du « pour » ! Une fois élu, PPK s’est mis au travail : tout d’abord, il démet la ministre de la Justice, Marisol Pérez, et la remplace par Enrique Mendoza, favorable au « pour » ; ensuite, il nomme un amiral « pour » au ministère de la Santé. Un mois plus tard, il nomme un nouveau président à la Commission des grâces présidentielles. Puis il change les trois membres de la Junta Médica Penitenciaria (Commission médicale pénitentiaire) qui décide si l’état de santé d’un prisonnier permet qu’il puisse accomplir sa peine à domicile. Parmi ces nouveaux membres, un certain Juan Postigo, qui se trouve être le chirurgien qui a opéré Fujimori, qu’il connait depuis 20 ans !

Fin décembre dernier, juste avant le vote devant décider de la destitution ou non du président, Alberto Fujimori dépose une demande de transformation de sa peine en détention domiciliaire et Juan Postigo propose à la Commission des grâces présidentielles un indulto, « une grâce pour raisons humanitaires » de l’ex-dictateur « atteint d’un cancer terminal ». L’abstention du courant Kenji Fujimori sauve le président de la destitution et celui-ci signe immédiatement la grâce de l’ex-dictateur. Pour de nombreux analystes, le président Kuczynski est maintenant « entre les mains du fujimorisme », un courant politique conservateur, défenseur du néolibéralisme à outrance imposé par l’ancien dictateur dont les opposants craignent que la libération ne nourrisse le côté autoritaire de Fuerza Popular, le parti créé par lui, actuellement contrôlé par sa fille Keiko qui a de bonnes chances de gagner les prochaines élections…

Des réactions indignées

Ces magouilles politiques soulèvent l’indignation tant au Pérou qu’à l’étranger. Trois ministres péruviens ont déjà démissionné : Carlos Basombrio de l’Intérieur, Jorge Nieto de la Défense et Salvador del Solar de la Culture, ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires. 230 auteurs péruviens  (dont Alfredo Bryce Echenique et le Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa), ont signé un manifeste dans lequel la libération de Fujimori est jugée « illégale et irresponsable ». Ils rappellent que l’ex-président a été « responsable d’un coup d’État en 1992 » et « condamné pour violation des droits de l’homme » : en bref, l’organisation sous son gouvernement d’escadrons de la mort coupables de l’assassinat de dizaines de personnes (y compris des enfants) lors de la guerre contre l’organisation terroriste « Sentier Lumineux », guerre ayant provoqué la mort de 70 000 personnes, la disparition de 15 000 autres et la stérilisation forcée de 350 000 femmes surtout dans les régions rurales et andines…

Pour la française Agnès Callamard, Rapporteure spéciale des Nations Unies pour les exécutions extrajudiciaires, et le Colombien Pablo de Greiff, Rapporteur spécial pour la promotion de la vérité et de la justice, « c’est une gifle infligée aux victimes et aux témoins dont l’engagement infatigable a mené le dictateur devant la justice… Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles… ». C’est aussi un pas en arrière pour la justice, qu’elle soit péruvienne ou de compétence universelle.

Jac FORTON

[1] Pedro Pablo Kuczynski, Alejandro Toledo, Ollanta Humala et Alan García.