Les parutions récentes d’auteurs latino-américains ont été particulièrement variées depuis l’été. En ce début d’année 2018, c’est l’occasion de revenir sur quelques œuvres particulièrement marquantes.
Gervasio Troche (Uruguay), qui a dessiné l’affiche de notre festival Belles Latinas cette année, publiait simultanément son deuxième volume, Équipage (éd. Insula), après Dessins invisibles aux mêmes éditions en 2015. Deux ouvrages dans lesquels la poésie voisine avec l’humour et la légèreté, qui incitent à penser autant qu’à s’évader, qui parlent autant à des adultes qu’à des très jeunes.
Parmi les romans récents, il y a ceux qui reviennent sur des problèmes actuels, la vérité de l’histoire et ses mensonges, comme le puissant Corps des ruines du Colombien Juan Gabriel Vásquez (Le Seuil). Au centre de tout, un personnage décalé du genre insupportable à qui Juan Gabriel, exaspéré, lance un verre en cristal lors de leur première rencontre « mondaine ». Au centre de tout également, la manipulation : chaque personnage, Juan Gabriel compris, à un moment ou à un autre, manipule ses proches. Et que dire des « assassinats historiques » auxquels il est fait allusion ? Qui sont les véritables assassins de Gaitán, de Kennedy et d’Uribe Uribe, avocat colombien assassiné en 1914 ? À partir de l’Histoire, en s’appuyant sur des réalités avérées mais utilisant (toujours à bon escient) son imagination et son intelligence, Juan Gabriel Vásquez fait la lumière sur ce qui aurait pu être. Mais, bien plus que la découverte progressive d’éléments cachés au grand public, il montre très brillamment comment, sans forcément utiliser d’énormes moyens, on peut déformer des événements réels, créer de fausses impressions qui finissent par s’imposer comme des évidences auprès de ce même grand public et recréer l’Histoire en la faussant.
Le premier roman d’Andrés Neuman (Argentine), publié une première fois en 1999, retravaillé par l’auteur pour une nouvelle édition (2015), Bariloche (éd. Buchet-Chastel), nous est enfin accessible. Il raconte l’existence très quotidienne de Demetrio : Vider les poubelles dans un petit jour humide et froid à Buenos Aires et être ébloui en rêve par la splendeur de paysages naturels au pied des Andes, près de la ville de Bariloche, tel est son lot. Les personnages, tous, sont (comme toujours chez Neuman) d’une humanité absolue, tout le contraire de la perfection mais émouvants dans leur sincérité, dans leur faiblesse et surtout dans la lueur optimiste qu’ils portent en eux. Peut-on mieux qu’Andrés Neuman, décrire le quotidien des petites gens, mensonges et trahisons compris, tout en gardant un perpétuel émerveillement envers l’être humain ? Parallèlement à Bariloche sortait en édition de poche un autre très grand roman d’Andrés Neuman, Le voyageur du siècle (éd. Libretto), à découvrir absolument si ce n’est déjà fait.
Il est fort possible que la révélation de l’année soit une jeune Mexicaine, Aura Xilonen et son premier roman, Gabacho (éd. Liana Levi). Entre les bastons sauvages, un coup de foudre pour une superbe fille et la lecture de romans hispano-américains, l’ambiance qui environne Liborio, le narrateur, 17 ans environ (il ne sait pas bien), récemment arrivé dans une ville du Sud des États-Unis n’est pas de toute tranquillité. Il raconte son quotidien avec ses mots, ses expressions. Il offre aussi une vision très personnelle, de la population proche de lui, son Boss au langage fleuri et à l’insulte peut-être amicale toujours aux lèvres. Il a été « engagé » comme homme à tout faire par ce bouquiniste plutôt rude dans sa façon de traiter le garçon, mais plutôt brave homme. Entre deux bagarres (qu’il n’a pas cherchées), il voit passer devant lui une humanité fatiguée, agressive, devenue mécanique, mais qui parfois renferme une étincelle, un geste de générosité, de solidarité, de sympathie qui relativise tout le reste. Quant au style, il est vrai qu’il surprend un peu, il peut même choquer un lecteur « classique ». Il surprend par le mélange de parler de la rue, d’inventions de mots à la Queneau, et de mots qui sous-entendent une immense culture livresque. Il faudra suivre de près cette toute jeune romancière.
À l’opposé d’Aura Xilonen, une autre grande découverte que devrait faire le public français est celle de la Brésilienne Clarice Lispector (1920 – 1977) dont les éditions des femmes-Antoinette Fouque sortent cet automne l’intégrale des Nouvelles. Quatre-vingt cinq titres qui montrent de façon éblouissante le génie de cette femme de diplomate qui sentait la nécessité d’écrire et qui s’est créée un univers unique et universel : elle est aussi à l’aise dans l’évocation subtile des souffrances des femmes et de leurs modestes luttes que dans la description farcesque et sinistre à la fois d’une fête familiale, dans le récit de la timide évasion d’une mère de famille qui se croyait à l’aise dans le cadre imposé de son mariage bourgeois ou dans l’évocation des noirceurs de l’âme d’un digne professeur de mathématiques. On connaît trop peu encore l’œuvre de la romancière brésilienne. Il faut se précipiter sur cette nouvelle parution pour enfin combler cette lacune : Clarice Lispector est un des auteurs les plus importants du XXème siècle, cela ne fait plus aucun doute quand on referme ces Nouvelles.
On ne peut plus de nos jours envisager une sélection de romans sans y glisser au moins un polar. Il en est sorti plusieurs intéressants depuis l’été, par exemple Indomptable du Cubain Vladimir Hernández (éd. Asphalte). Les trois parties du roman s’apparentent aux trois actes d’une tragédie. En parallèle avec l’histoire qui avance sans faiblir, Vladimir Hernández montre le quotidien des Cubains modestes, les ravages intimes causés pour beaucoup par la guerre menée vingt ans plus tôt en Angola, les privations de chacun, les luttes sans fin pour améliorer l’ordinaire, le désenchantement de tous. Le père du protagoniste, traumatisé par son passé militaire, matérialise sa propre désillusion en collectionnant de façon obsessionnelle de vieux magazines parce qu’il veut prouver avec ces documents les mensonges de l’État qui réécrit l’Histoire. Pourtant aucun ne renonce. Indomptable, le surnom du héros, peut s’appliquer à la plupart des Cubains. À côté de lui, luttant contre plus forts que lui, on voit vivre des petites gens. Rien n’est facile pour eux, mais ils luttent à leur manière, c’est aussi ce que montre fort bien cet excellent roman qui allie suspense et action.
Ne terminons pas cette trop courte sélection, forcément limitée, sans signaler un des livres qui auront marqué la rentrée littéraire : Sucre noir de Miguel Bonnefoy (Venezuela), finaliste du Prix Femina, dont je disais à sa sortie : certains écrivains ont besoin de centaines et de centaines de pages pour écrire leur roman total et ‒ souvent ‒ ils le réussissent. Miguel Bonnefoy y parvient en 206 pages, qui concentrent épopée (plutôt modeste, à notre portée), aventure humaine, sublime histoire d’amour, fine analyse de caractères et surtout un amour débridé, jouissif, pour les mots. Il n’aime pas que raconter, Miguel Bonnefoy, il aime le faire en beauté. Chaque phrase mériterait d’être citée. Les personnages, dont la banalité de surface cache des trésors qu’on découvre peu à peu, sont tout à fait semblables au trésor bien matériel, lui, qui devrait se trouver quelque part, enterré depuis trois siècles. C’est bien de cela qu’il s’agit : une chasse au trésor que partagent protagonistes et lecteurs, le trésor n’étant pas exactement de même nature dans les deux cas, et sans aucun doute, c’est le lecteur qui en sortira gagnant.
La production narrative reste d’une très grande richesse en Amérique latine. Ces quelques suggestions, parmi bien d’autres, pourront nous aider à passer un hiver qui s’annonce rude.
Christian ROINAT