Auteure plutôt discrète, Inés Fernández Moreno, née à Buenos Aires en 1947, a gagné plusieurs prix littéraires prestigieux (Juan Rulfo, Max Aub), et des écrivains aussi solides que Abelardo Castillo ou Ana María Shúa font son éloge. Le roman que publie Jean-Claude Lattès vaut par son originalité et le ton grave et léger à la fois qui se maintient tout au long de l’histoire ; il est aussi une chronique sur la capitale argentine.
Photo : éditions de l’Olivier
Les contrariétés s’accumulent sur le dos de Cala, femme déjà mûre qui vit seule en tâchant de rester à l’écart des ennuis du quotidien, et qui jusque-là, a plutôt réussi une existence sans grands sursauts. Mais elle se rend compte que Sabrina, l’aide-ménagère de sa vieille mère lui dérobait régulièrement argent et bijoux. C’est précisément à ce moment-là qu’elle se retrouve avec un bébé de quatre ou cinq mois sur les bras et que Sabrina disparaît. Malgré tout cela, elle survit, Cala, il le faut bien ! Une de ses qualités l’aide beaucoup : elle est très observatrice et les rues de Buenos Aires sont une mine inépuisable de scènes ou de personnes hors de la norme mais parfaitement intégrées : deux unijambistes qui font la manche « symétriquement » à un carrefour, une vieille femme qui arrache en pleine journée des affiches osées et beaucoup d’autres. Elle note ce qu’elle voit dans un carnet : ce sera le point de départ d’un article pour la revue dans laquelle elle travaille.
Ne sachant pas dire non aux autres, Cala lit, quand elle en a encore le temps, le manuscrit d’un roman que sa voisine Julieta voudrait publier ; une corvée de plus, entre les appels inopinés de sa mère qui se dit mourante une à deux fois par semaine, les couches et les repas du bébé et ses chroniques à écrire : comment faire comprendre à Julieta que son style est légèrement ampoulé ? Pourtant le plus urgent est de retrouver Sabrina. Cala se lance alors dans une enquête chaotique (elle n’a rien d’un Sherlock Holmes !). Amenée à se frotter au monde de la délinquance, qu’elle découvre avec une bonne dose de naïveté, elle va très vite se trouver plongée dans des situations si dangereuses qu’elle risque sa vie, mais sans véritablement prendre conscience de ce qui lui arrive. C’est là un des charmes de ce roman qui ne perd jamais une saine distance (communiquée par le bébé, plein de vie et aussi étranger qu’elle au drame humain qui le concerne aussi ?).
L’enquête progresse tant bien que mal. Inés Fernández Moreno la mène dans une atmosphère un peu étrange, décalée, entre l’hyperréalisme de la description des petits commerces encore vivants, des rues hors des circuits touristiques et des visions quasi oniriques qui proviennent directement de l’esprit de Cala, de ce qu’elle pourrait reconvertir en articles pour sa revue. Son quotidien qui nageait dans la routine, est bousculé par l’aventure, les risques qu’elle prend sont de plus en plus dangereux, même si le lecteur en est infiniment plus conscient que « l’héroïne » qui, elle, se sent tout à fait ordinaire. On se retrouve avec une madame Tout-le monde plongée dans une série noire, avec des victimes et pas forcément des gagnants. Les gagnants, au final, ce sont les lecteurs : ils auront découvert un Buenos Aires intime, attachant, ni touristique, ni misérable ; ils auront souri avec Cala, observatrice aussi douée que Inés Fernández Moreno qui a su conduire une histoire qui ne cherche pas à éblouir, mais à divertir intelligemment. Pas si fréquent !
Christian ROINAT
Le ciel n’existe pas, Inès Fernández Moreno, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, éd. Jean-Claude Lattès, 293 p., 20,90 €.