Emma Reyes, peintre colombienne, a travaillé à Mexico avec Diego Rivera mais aussi à Rome et à Paris. Elle a écrit, entre 1969 et 1997, à la demande de son ami Germán Arciniegas, ministre de l’Éducation à Bogotá, toute une série de lettres dans lesquelles elle lui racontait son enfance, celle d’une petite fille abandonnée par sa mère. Après les avoir montrées à Gabriel García Márquez qui décela un grand talent littéraire, il décida de les publier. Les éditions Fayard-Pauvert éditent les mémoires de cette peintre dans le cadre de l’année France Colombie. Le Musée d’art et d’archéologie du Périgord détenteur du fonds d’atelier de l’artiste s’associe à cet événement en exposant son oeuvre peinte et dessinée du 20 octobre au 8 janvier.
Ces Lettres de mon enfance, à présent traduites en français, ont été élues « Livre de l’année » 2012 en Colombie. De Bogotá à un village perdu dans les Andes, la petite Emma reste avec sa sœur Helena sous la garde de Mme, puis Mlle (curieusement) María. Père inconnu, mère disparue qui les a abandonnées : Emma Reyes raconte tout, dans cette série de vingt-trois lettres destinées à son ami Germán Arciniegas. Elle ne pensait pas, en les rédigeant, qu’elles seraient publiées un jour ; elle ne faisait que répondre à un vœu de son ami. La spontanéité de ce récit lui apporte une proximité étonnante, venant d’une personne de 50 ans qui parvient à retrouver le ton d’une fillette en train de découvrir une terrible réalité qui lui est imposée.
Mlle María, après s’être débarrassée elle-même d’un fils, donne naissance à un autre. Pourquoi donc garde-t-elle Helena et María qui ne sont, semble-t-il, rien pour elle, alors qu’elle ne se gêne pas pour les maltraiter, les tenir enfermées des jours entiers ? Nous ne le saurons pas, comme ne l’ont pas su les deux sœurs. Le refuge le plus sûr pour elles est le four désaffecté dans lequel elles s’enferment pour échapper aux violences de la femme. Autour d’elles se déroule la vie ordinaire de la Colombie des années 20 ; une Colombie médiévale dans laquelle nantis et pauvres ne se croisent que très exceptionnellement, dans laquelle une enfant peut être portée à dos d’âne ou à dos d’Indien, selon les possibilités locales. Par le jeu du hasard qui les amène à loger dans les arrières d’un théâtre provincial qui ne s’ouvre que trois ou quatre fois par an, la petite Emma entre dans la « culture » : les merveilles sont un piano mécanique, un piano qui joue tout seul et la scène, où elle peut jouer des rôles variés (elle a alors 5 ans).
De nouveau abandonnées – cette fois par Mlle María -, les deux fillettes se retrouvent dans un couvent de religieuses et pour Emma, c’est la découverte du dessin par le biais de l’atelier de broderie tenu par les nonnes. On découvre alors avec la petite Emma les stupéfiantes superstitions d’un catholicisme mal compris qui prennent dans ce couvent et dans bien d’autres lieux, des allures de bal des sorcières. Les bonnes sœurs punissent le pipi au lit d’une fillette de raclées mémorables et variées, persuadées qu’elles font le bien. Pourtant cette vie sans heurts, réglée jusque dans les détails les plus infimes, peut exceptionnellement verser dans l’aventure, sainte ou satanique, qui peut vraiment savoir ?
On suit la petite Emma dans sa lente évolution vers la maturité avec attendrissement. On peut surtout admirer la capacité de Emma Reyes adulte à faire renaître avec seulement des mots tout un monde de sensations enfantines ; elle qui n’a jamais été véritablement une enfant, elle qui n’a jamais été écrivain et qui ici, sans probablement en être consciente, fait œuvre de pure littérature. Les dessins qui accompagnent le passage des années donnent une idée de ce que Emma Reyes croyait être son unique talent, les arts graphiques. Et, comme toute grande œuvre est inachevée, la dernière lettre se termine par un point-virgule.
Christian ROINAT
Lettres de mon enfance de Emma Reyes, traduit de l’espagnol (Colombie) par Alexandra Carrasco, éd. Pauvert, 260 p., 19 € (éd. papier), 13,99 € (éd. numérique).