La sortie de la version française de Bariloche est accompagnée par l’édition de poche Libretto d’un autre très grand roman de Andrés Neuman, Le Voyageur du siècle et du Le Bison de la nuit du Mexicain Guillermo Arriaga. Une très bonne occasion de découvrir ou de redécouvrir ces deux ouvrages et leur auteur.
Le Bison de la nuit a été publié en 2002 au Mexique et en traduction française en 2005 pour la première fois. Manuel, le narrateur, à peine vingt ans, vient de perdre son meilleur ami, son alter ego, Gregorio qui s’est suicidé après des années de troubles de plus en plus graves. Leur proximité était bien réelle, malgré quelques accrocs : entre eux il y avait Tania, petite amie de l’un puis de l’autre, qui jouait de l’ambigüité de la situation. Tous les personnages principaux, qui appartiennent à la même génération, se retrouvent très mal armés face à un futur incertain qui les attend, très mal armés face aux complexités de l’esprit humain. Les adultes, pleins de bonne volonté et d’inquiétude, sont présents mais parfaitement inefficaces.
Alors que peuvent faire ces jeunes adultes encore adolescents ? Faire l’amour avec l’une ou l’autre est tout aussi désabusé, pour ne pas dire désincarné que d’échanger des banalités avec les parents ou une vague connaissance rencontrée par hasard. Et en plus on se trahit beaucoup, on manipule celui qui croyait être ami ou amoureux, on manipule de peur d’être manipulé, impossible de savoir à qui on peut faire confiance. Gregorio, mort depuis déjà plusieurs jours, semble tirer les ficelles depuis l’au-delà. Manuel a de quoi ne plus savoir se repérer. Suivra-t-il le chemin chaotique de son meilleur ami ? Ce roman, très fort et palpitant, est un mélange vraiment réussi de rudesse et de tendresse.
Le voyageur du siècle, de Andrés Neuman, prix Alfaguara 2009 en poche, n’avait pas eu à sa parution en France, en 2011, la reconnaissance qu’il aurait méritée. Sa sortie en édition de poche est l’occasion rêvée d’en recommander la lecture. Soyons directs, ce roman est un chef d’œuvre. Nous sommes à Wandernburg, une ville allemande imaginaire fuyante et mouvante que découvre Hans, le personnage principal. On ne saura presque rien de son passé, il y arrive par hasard pour y passer la nuit et y restera plusieurs mois, pris par cette espèce de sort qui fait qu’ « on ne quitte pas Wandernburg ». Il fait la connaissance de quelques habitants, se lie d’amitié avec un joueur d’orgue de Barbarie et avec une famille bourgeoise dont il fréquente tous les vendredis le salon, devient l’ami proche de Sophie, la jeune fille, fiancée à l’un des meilleurs partis de la région.
Le salon du vendredi est comme il se doit un lieu d’échanges d’idées, on y parle de tous les grands sujets de l’époque, de la notion d’étranger, de nation, des origines de chacun, on y parle de la mode, des critères de la qualité littéraire, de religion et de laïcité, des grandes mutations économiques, du profond malaise que vit l’Europe déjà. En réalité, on y parle des grands sujets de notre époque, de notre XXIe siècle. Ce qu’on appelle mondialisation ne portait pas ce nom-là à ce moment-là, mais elle existait bel et bien, c’est ce que nous montre Andrés Neuman, entre autres, car son roman est d’une richesse exceptionnelle et il est tout sauf manichéen : on voit clairement que la mondialisation peut aussi être positive, dans le partage de l’intelligence et de la création, qui est en train de devenir une réalité (en Allemagne, dans les années 1820 ? actuellement ? on a très envie d’y croire !).
Mais les grands débats du vendredi ne sont qu’une partie de ce roman qui contient aussi sa part d’amour, de suspense (il y a même une enquête policière), d’analyse psychologique (tous les personnages, sans exception, ont une profondeur étonnante). La sensibilité, la nuance sont partout, on regrette de ne pouvoir devenir physiquement l’ami de Hans ou de Sophie tant ils sont vrais et, en refermant le livre, on souffre de s’arracher à cette ville réelle et changeante, qu’on croit tenir et qui nous échappe, de s’arracher à ces personnages qu’on croit connaître et dont au fond on ne sait rien. Et quand Neuman qualifie la lecture d’ « enthousiasme immobile », on ne peut que se sentir les premiers concernés par cette jolie définition.
Christian ROINAT