Poète depuis son enfance, journaliste, présentateur de radio et de télévision, Renato Cisneros est aussi le fils d’un des dirigeants les plus durs de la dictature militaire qui a sévi au Pérou dans les années 1970. L’idée de ce qu’il appelle un roman s’est imposée à lui : tenter de reconstituer ce qu’il a vécu avec cet homme rigide, ami personnel de Raul Videla ou d’Augusto Pinochet qui était avant tout son père.
Et il réussit de façon magistrale. Comment parler à autrui d’une famille « multiple », dont la plupart des aïeux ont eu au moins deux descendances parallèles, dont la plupart de ces hommes ont eu un destin national dans la presse ou dans la politique et dont un des derniers rejetons, Renato, se retrouve en 2015 dans la plus grande perplexité par rapport à lui-même et à ses proches ? Écrire un roman (c’est ainsi qu’il qualifie son ouvrage) est pour lui la réponse évidente.
Pourtant rien n’est moins facile que d’écrire sur soi ou sur ses parents les plus proches. Surtout si le passé de son père est sulfureux, et celui du père de Renato Cisneros, le général Luis Federico Cisneros Vizquerra surnommé le Gaucho, est corsé : ami de Viola et de Videla (les dictateurs argentins dont il a été le compagnon à l’école militaire de Buenos Aires), de Pinochet entre autres tenants de manières fortes, passant sa retraite à tenter de mettre sur pied un deuxième 11 septembre chilien (le coup d’État de 1973), il était aussi un chef de famille rigoureux et un homme dont le fils découvre peu à peu les faiblesses.
Vers le milieu du XXe siècle, on disait d’un film sur la vie d’un grand musicien ou d’un souverain que le scénariste avait « romancé » la vérité historique. Le mot était gentiment péjoratif. Renato Cisneros rend ses lettres de noblesse au mot. En partant de témoignages et surtout de ses propres sensations, il fait de cette autofiction une œuvre d’art. Freud nous l’a dit et répété : Tuer son père ! C’est précisément ce que fait Renato Cisneros, mais pour le faire renaître autre : celui que le fils croyait avoir pour père, qui révèle sur des photos anciennes pouvoir être capable d’être soumis (à des amours passées) et même de sourire ; celui aussi, inconnu de sa famille, qui fréquentait ses « collègues » Videla ou Pinochet et partageait leurs idées.
Au fond de tout plane le mystère de la naissance, celle de Renato et celle de tout être humain : serait-il né si un amour de jeunesse frustré s’était réalisé ? Planent aussi tous les non-dits hérités du « grand-père bâtard » (comme l’est aussi d’une certaine façon Renato) avec les conséquences familiales et personnelles. La « distance » du titre est une de ces conséquences. Écrire une vaste fresque sur son pays, sa famille, son origine, son père en particulier, est sûrement la meilleure façon pour Renato Cisneros de s’élever, ou plus simplement de lutter victorieusement contre une forme de folie qui, après avoir menacé son ascendant, s’approche dangereusement de lui. Ce n’est pas un règlement de comptes qu’il nous propose ou, si c’en est un, il est universel, envers le Gaucho, envers l’auteur-narrateur, envers son pays.
La probité absolue est la base de ce récit ; le Renato Cisneros de 2015 (au moment de la rédaction) qui revient sur ce qu’écrivait huit ans plus tôt le journaliste Renato Cisneros est d’une lucidité qui n’épargne ni le général Cisneros ni le journaliste et donc ni le père ni le fils. Mais grâce à cet exercice auquel il s’est soumis et qu’il a poussé jusqu’à ses limites les plus extrêmes, Renato Cisneros a fait un immense pas en avant, essentiellement personnel mais pas seulement. On ne peut que le remercier de faire partager à ses lecteurs ce modèle d’honnêteté.
Christian ROINAT
La distance qui nous sépare, de Renato Cisneros, traduit de l’espagnol (Pérou) par Serge Mestre, éd. Christian Bourgois, 320 p., 23 €. Renato Cisneros en espagnol : La distancia que nos separa, Planeta / Dejarás la tierra, Planeta, 2017 / Nunca confíes en mí / Raro, Santillana.
Né à Lima en 1976, Renato Cisneros a étudié dans un premier temps les Sciences de la Communication à l’Université de Lima puis le journalisme à l’université de Miami. S’il a exercé le métier de journaliste pour différents quotidiens péruviens (El Comercio, La República) avant de devenir animateur radio et présentateur de télévision, c’est aujourd’hui à sa passion première qu’il se consacre depuis Madrid où il réside depuis 2015. Écrivain dans l’âme, il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie, de nouvelles et de romans.