Ce devait être une grande fresque en sept volumes, La mulâtresse Solitude, cosignée par André et Simone Schwartz-Bart. Le premier volume est sorti en 1967, souvenirs de Mariotte, une vieille Antillaise retirée dans une maison de retraite parisienne. Le projet initial est abandonné, mais après le décès d’André, en 2006, Simone a décidé de reprendre l’idée et d’écrire une suite à ce premier tome. Ce sera en 2015 L’Ancêtre de solitude et le mois dernier Adieu Bogota dont la deuxième partie conduit la jeune Mariotte de la Martinique aux États-Unis, puis en Colombie.
Dans la maison de retraite la Jeanne vient de mourir. Elle a eu le temps de se confier à Marie, résidente d’origine antillaise : un début de XXe siècle et un début de vie cruel pour les gens modestes, encore pire pour les femmes. Elle a mené dignement sa modeste existence d’ouvrière parisienne, entourant son fils, le Fils, des attentions les plus maternelles, accompagnant ses désillusions de militant communiste et ne comprenant qu’en partie sa défaite morale.
C’est Marie qui décrit ce qu’a été la vie de la Jeanne, femme remplie d’énergie malgré les vents contraires, maintenant moins alerte. Elle se dit « mauvaise », mais quelle force dans cette vieille femme que plus personne ne vient voir, même le Fils est absent. Elle est parfois rebelle, « trottinante et menaçante » et crée pour elle et pour les autres résidents des personnages imaginaires et colorés. La réalité pourtant est là : entre la vieille prolétaire qui sait que sa fin est proche et la Noire qui voudrait être son amie mais n’ose pas, le dialogue n’est pas aisé, il devient pourtant peu à peu naturel. La Jeanne qui ne récolte que de rares bribes de confidences, demande à Marie d’écrire sa propre histoire.
La deuxième partie du roman est constituée par ce qui pourrait être le manuscrit de Marie. Elle s’ouvre sur une autre agonie, multiple, celle des camps de concentration nazis. La vie peut-elle (re)naître d’une telle hécatombe ? C’est ce que prétend, timidement, la jeune Martiniquaise qui navigue en direction de la Guyane pour fuir la mort (l’éruption de la Montagne Pelée) et la misère.
Qui dans ce monde est supérieur à l’autre ?, voilà la question fondamentale que reprend inlassablement et sous diverses facettes Simone Schwartz-Bart : Marie, l’égale de la Jeanne, se sent bien au-dessous de la femme blanche, qui n’osera jamais lui avouer qu’elle la considère comme une sœur. Et en Guyane, puis à New York et enfin à Bogotá, cette question d’égalité apparente ou réelle se retrouve partout : rang social, richesse, caractère, couleur de la peau. L’étape new-yorkaise fait ressortir encore plus fortement pour Marie l’importance de ce dernier aspect dans les rapports entre les gens. Par exemple, les Noirs de Harlem ont tant voulu dépasser le racisme endémique qu’ils sont devenus « de vrais nègres blancs, des déracinés ». Terrible paradoxe, qui se complique encore pendant l’étape colombienne, où le sang indien se mêle ou se sépare des deux autres. C’est à Bogotá, où tout semble plus simple, que Marie atteint un sommet : elle se sent bourgeoise !
Bogotá, oasis de calme et de bonheur relatif, est la dernière étape pour Marie (avant un nouveau roman ?), l’étape la plus enrichissante aussi pour elle, qui a vu, dans le brassage très latino-américain, une possibilité de (presque) sérénité.
Christian ROINAT