Edgard Morin, Citoyen du Monde au Musée des Confluences

Edgar Morin, 96 ans, tangente le siècle. Un siècle de luttes, de questionnements, de tentatives de réponses. Mais Edgar Morin ne s’est jamais laissé enfermer. Dans aucun paradigme, dans aucune idéologie ni aucune identité prédéfinie. Vif détracteur du cloisonnement disciplinaire actuel, il s’attache bien plutôt à tisser des liens entre les savoirs, à relier des idées, à nouer le dialogue avec ses semblables. Portrait en cinq actes.

Résister : le marginal
La vie d’Edgar Nahoum commence de façon macabre : cru mort-né à sa naissance, il devient orphelin à l’âge de dix ans. C’est ainsi qu’il apprend à « convivre », comme il dit, avec la mort, dès ses premières années. Enfant, il vit rue Sorbier dans le XXe arrondissement de Paris, où il grandit dans une famille de juifs laïcisés et francisés, grands républicains vendeurs de bonnets et de chaussettes. Surnommé « Petit livre » par une de ses voisines, le curieux Edgar s’intéresse de près aux idées, ce qui lui fera dire plus tard qu’ »on ne peut lutter contre des idées qu’avec des idées ». Et d’ajouter : « Pour moi, ma généalogie, celle des marranes qui ont dépassé le judaïsme et le christianisme et dont je me reconnais héritier se nomme, excusez du peu : Montaigne, Cervantes, Spinoza ».
De Lyon à Toulouse en passant par Paris, Edgar Nahoum entre en résistance au nom de ses concitoyens mondiaux. Son combat participe d’une perception élargie de la « combibentialité », un « boire-ensemble » qui lui est cher. Il mène une lutte enthousiaste, énergique, vive. Edgar Nahoum (bientôt devenu Morin par l’inadvertance d’un camarade de résistance qui le confond avec son pseudo Manin, un personnage de Malraux), est porté par un souffle qui l’extirpe, depuis sa naissance, d’un sort funeste. À la fois communiste, juif et gaulliste, il commet « trois péchés mortels de l’époque », comme il le souligne avec une pointe d’autodérision. « J’ai eu très tôt le goût et le sentiment de la parodie. Sans doute ai-je acquis de mon père le goût de la plaisanterie et la facilité à vivre. Mais j’ai acquis à la mort de ma mère le sentiment du dérisoire ». Pour autant, sa détermination ne l’exempte pas de doutes ni d’interrogations, qu’il partage avec d’autres intellectuels : Jean Cassou, Jean-Pierre Vernant, Vladimir Jankélévitch, Julien Benda, Marguerite Duras ou encore Robert Antelme. L’après-guerre s’avèrera difficile, car pauvre de cette entraide et de cette connivence fraternelle.
Grand oublié de l’Université, Edgar Morin n’a jamais été sartrien ou structuraliste. Il se tient à l’écart de tout rôle social. Il fuit toute corruption institutionnelle. Il est rapidement reconnu à l’étranger, notamment en Europe du Sud et en Amérique latine, pour sa réflexion générale autour de l’interdépendance qui existe entre l’individu, l’espèce et la société. « Le chemin se fait en marchant », aime-t-il à citer d’après un poème de Machado : il oriente, mais n’impose aucune direction.

Se re-connaître : le pédagogue
« Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître les parties ». Cette citation de Pascal se trouve au fondement de la pensée d’Edgar Morin. Il s’agit de dé-catégoriser les champs de savoir, car la connaissance est une et ne peut progresser sans influences, croisements, interpénétrations.
Or, pour Edgar Morin, c’est le rôle de l’éducation d’apprendre à apprendre. Dans son ouvrage Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, il déplore la cécité d’un système éducatif qui ne fait pas connaître ce qu’est connaître et qui perpétue ainsi le risque d’erreur. Cette prise de recul est essentielle à la reconnaissance de soi comme faisant partie d’une communauté de destin :
l’Humanité. Pour cela, il est indispensable de pouvoir situer chaque information dans son contexte d’apparition, d’être conscient des incertitudes qui habitent tout enseignement et qui sont parfois fécondes à la recherche. Edgar Morin développe l’idée d’une pédagogie ouverte à la compréhension de soi et des autres qui serait « à la fois moyen et fin de la communication humaine », compréhension qui nécessite l’apprentissage de l’incompréhension, dans toutes les formes sociales qu’elle peut revêtir : causes de la xénophobie, du mépris, de la haine.
C’est pourquoi il considère l’attention, l’engagement actif, le retour d’information et la consolidation des savoirs comme les quatre piliers fondamentaux de l’apprentissage. Loin d’être pure spéculation, cette réflexion s’inspire d’une part de Rousseau, qui dans l’Émile tentait de relier les savoirs à la vie, mais d’autre part et surtout de sa propre vie : « je n’écris pas d’une tour qui me soustrait à la vie, mais au creux d’un tourbillon qui m’implique dans ma vie et dans la vie » confie Edgar Morin. Autodidacte, tenant la littérature pour une « leçon de vie », ses préconisations concrètes méritent d’être examinées.
Ainsi l’enseignement fondamental doit-il être celui d’une identité cosmopolite dont le but ultime serait d’ »accomplir l’humanité comme communauté planétaire ». Cela dit, l’approche d’Edgar Morin n’est pas uniquement éducative ; elle relève d’un intérêt éthique profond pour la culture adolescente, née dans les années 1960. L’anecdote raconte qu’il serait l’inventeur du mot « yéyé » pour qualifier un style musical dont la clausule était « Oh yeah ! ». Quand on lui rappelle qu’il a écrit à chaud pendant mai 68, il rétorque qu’il a « pris [s]es risques intellectuels ». Il en vient alors à parler de « classe adolescente », éminemment conscient que cette étape de la vie nécessite à la fois formation et déformation.

Désapprendre : l’antirationaliste
« Qu’est-ce que penser sinon unir ce qui semblait séparé et séparer ce qui semblait uni ? », s’interroge Edgar Morin, déplorant la spécialisation d’une culture scientifique qui s’enferme dans ses propres certitudes. C’est pourtant déjà ce que dénonçait Heidegger dans sa conférence intitulée « La question de la technique ». L’hégémonie de la technique implique un monde disponible et exploitable : la nature est mise en demeure de livrer une énergie. Or, l’homme fait partie de ce fonds en ce qu’il est provoqué, commis à libérer des énergies naturelles. Tout devient produit, bien de consommation. Heidegger appelle cela l’arraisonnement ; Edgar Morin, le délire de rationalisation. Arraisonner la nature, c’est la soumettre au régime de la raison. Autrement dit, une crise de la culture. Il est primordial que les savoirs se remembrent, se complètent, s’actualisent mutuellement. « La science n’habite plus le monde », disait Maurice Merleau-Ponty .
Réformer la pensée est une entreprise bien ambitieuse, et ne peut voir le jour sans une certaine prise de recul. Le savant s’extrait de sa sphère, il rompt la familiarité, il englobe les points de vue. En un mot, il faut savoir penser dans l’incertitude ; la pensée féconde est celle qui ose, qui s’aventure, et s’assume comme modeste ou incomplète. Parce que la méthode est un chemin, elle est aussi errance. Mais ce qui compte, c’est de se mettre en branle.

Repenser : l’homo complexus
« Je me souviens, je suis fils d’émigré, je me souviens, je suis orphelin, je me souviens, j’ai perdu le paradis, je me souviens, j’ai été autodidacte, je me souviens, et je dois me souvenir de tout cela pour que mes carences, mes manques, la source de mes douleurs deviennent productives ». Six volumes, trente ans de rédaction. Une réforme de la pensée, ce n’est pas rien. Le fruit des premiers travaux d’Edgar Morin a été une œuvre monumentale consacrée à la méthode. Et la sienne s’appuie sur le paradigme de la complexité (dans son acception étymologique de « ce qui est tissé ensemble »), l’homme étant pris dans un réseau d’interactions avec le monde.
Relier : tel est la pensée motrice qui oriente l’homme complexe. Et qui semble nous dire : arrachons-nous à l’hyper-rationalisation qui morcelle la pensée ; extirpons-nous du geste mutilateur de la simplification, et embrassons, embrassons les diversités, les divergences, les différences. Il est urgent de réinsuffler de l’éros à la connaissance, à ce que l’on transmet, à ce que l’on pense vrai. Vivre l’instant poétique au lieu de survivre l’instant prosaïque. Comme le tournesol virant vers la lumière solaire, détournons-nous vers une autonomie de pensée. Et apprenons à aimer.
Plus qu’un programme pratique, Edgar Morin suggère un tropsime de la conscience, ou pour le dire avec ses mots, une stratégie mentale » pourvue d’un brin de folie. « La création jaillit entre les profondeurs obscures psycho-affectives et la flamme vive de la conscience ». Pour le philosophe, le savoir, et partant le savoir-vivre, sont issus de la dialectique du tout et de la partie, c’est-à-dire d’un mouvement dialogique entre l’individu et la société, entre les disciplines, entre les cultures. Il ne tient qu’à chacun de s’abandonner à cette spirale. La méthode, ou quand l’amour devient un art poétique de vie.

Partager : l’humaniste
On le sent, Edgar Morin est un philosophe de l’espoir. Le monde pourrait se sauver par un grand sursaut et une métamorphose : « tout ce qui ne se régénère pas dégénère ». Or, l’Occident semble se complaire dans une pensée en huis-clos, ressassant des paradigmes aigris. Quand la réflexion n’est plus réflexive d’elle-même, l’esprit vif s’essouffle. Après un siècle d’atrocités et de déshumanisation de l’homme, l’autodestruction de l’idée de progrès a induit une crise du futur.
Faire un pas de côté, s’extraire, regarder : la source régénératrice ne se trouve-t-elle pas ailleurs ? Le pourtour méditerranéen, l’Afrique, les sagesses asiatiques sont riches d’autres modes de pensée. Goûtons à une nouvelle éthique, faite d’intégration dans le cosmos, d’autres formes de sagesse, d’hospitalité. Restaurons le concret, l’existence, l’affectif. Retrouvons une part d‘improbable, d’incalculé, de non-exhaustivité. De poésie du vivre. « Poétiquement l’homme habite la terre », disait Hölderlin.
Pour Edgar Morin, l’incapacité occidentale à se défaire du sacrosaint développement vient de ce que le Nord considère le Sud comme arriération et archaïsme, « Sud » ne correspondant géographiquement à rien de précis, si ce n’est vaguement à « ce qui est en bas » sur une carte, voire épistémologiquement ; un reste vétuste du « tiers-monde ». Le Nord cherche dans le Sud des vacances, non seulement au sens concret de séjour de détente, mais aussi de tension vers une béance que l’excès de rationalité des philosophies occidentales ont comblé.
Le creusement des inégalités dans le monde suffit à montrer que le développement économique est loin de favoriser un développement humain global dont le modèle accompli serait celui des pays occidentaux. Le développement fait fi des qualités : il compte. Pourtant, il existe des germes de conscience solidaire mondiale : l’ONU notamment serait à même d’entreprendre une politique de l’homme. « Je pense qu’il faut des institutions au niveau planétaire pour tous les problèmes vitaux de l’humanité », avait confié Edgar Morin à la rédaction d’Espaces Latinos. Quant à l’Amérique latine, qui nous intéresse tout particulièrement, il se dit pour une confédération et approuve le bolivarianisme d’Evo Morales, de même qu’il soutient la souveraineté des États-nations dans leur intégration européenne. Mais notre jeune humanité peine à s’accomplir elle-même. Elle entrevoit une civilisation du bien-vivre par ses idéaux et ses valeurs, en témoignent l’agroécologie, les initiatives locales, la slow food, pour n’en citer que quelques exemples. Une civilisation veut naître, mais l’accouchement se fait tardif.
Ainsi, Edgar Morin propose une triple réforme : de la consommation, qui mettrait fin à la mainmise invisible du consommateur sur le producteur ; des conditions de travail, afin de rétablir des relations constantes et directes entre des salariés hors les murs du bureau ; enfin, de l’éducation, qui promouvrait une connaissance complexe.
Jusqu’à présent, l’Histoire a été pensée sur le mode invariable du progrès. Mais comme le rappelle M. Foucault dans Les mots et les choses, l’homme est une invention récente. Elle s’inscrit dans une épistémê qui n’a pas encore opéré de retour plein sur elle-même. Edgar Morin, tout optimiste qu’il paraît, garde confiance en une lente maturité qui s’affirme imperceptiblement et qui tend à dépasser l’angoisse de la postmodernité. Sans cesse en dialogue avec son autre lui-même, en conversation avec une pensée réticulaire, plus qu’un philosophe, plus qu’un sociologue ou un savant, il est avant tout membre actif et généreux de l’identité terrienne.

Lou BOUHAMIDI