Amérique latine : militarisation de la politique. La messe démocratique avait, semble-t-il, été dite et chantée. Depuis la fin des dictatures militaires, l’Amérique latine était entrée dans un cercle vertueux, démocratique, pacifique et libéral. Plusieurs clignotants alertent toutefois sur des remises en question brutales et expéditives.
Photo : Entrelíneas
L’acceptation de règles communes permettant d’affronter pacifiquement les différends politiques, sociaux et diplomatiques, a en effet été récemment écornée de façon répétée ici ou là. Que ce soit en interne ou en relationnel international, le constat est celui de la montée de tentations régulatrices, sécuritaires et militarisées. L’Amérique latine connaît depuis longtemps des contentieux territoriaux en souffrance diplomatique. Il était admis par les uns et par les autres que ces affaires ne pouvaient empêcher les bonnes relations bilatérales. La Cour internationale de Justice (CIJ) était ainsi encombrée de dossiers à la résolution improbable, donnant une raison d’être et de vivre indéfinie à une pléthore de juristes et diplomates. Costa Rica-Nicaragua ; Nicaragua-Colombie ; Guyana-Venezuela ; Bolivie- Chili alimentent ainsi depuis plusieurs années l’ordre du jour et les travaux de la CIJ, représentant au total 50 % de ses dossiers traités en 2017.
Nouvelle légitimité de l’OEA. L’Organisation des États américains (OEA) a retrouvé son universalité régionale avec la levée de la suspension de Cuba en 2009. Bien que concurrencée par l’invention de nouvelles institutions intergouvernementales -la CEPAL et l’UNASUR notamment-, l’OEA avait acquis une nouvelle légitimité. Ses derniers secrétaires généraux avaient été élus de façon transparente. Le Chilien José Miguel Insulza (de 2005 à 2015) et l’Uruguayen Luis Almagro (depuis 2015) l’avaient même été sans faire figure de candidats parrainés par les États-Unis.
Des incidents frontaliers confus. Le 19 mars dernier, neuf soldats et douaniers boliviens ont été arrêtés par des carabiniers chiliens. Les deux parties ont présenté des justificatifs différents de l’incident. Pour Santiago, les représentants de la force publique du pays voisin ont pénétré illégalement en territoire chilien. Pour les autorités boliviennes, il se serait agi d’un droit de suite accordé entre les deux pays pour lutter contre les trafics illicites. Par la suite, le 22 mars, plusieurs dizaines de soldats vénézuéliens ont franchi le lit du fleuve Arauca, délimitant la frontière avec la Colombie, et ont planté le drapeau vénézuélien sur l’autre rive, au lieu-dit Bocas del Jujú. Mais deux jours plus tard, ils ont finalement replié bannière nationale et tentes de campagne, et sont retournés en terres non contestées. Ces deux incidents confus et encore mal documentés, ont un point commun. Ils ont pour toile de fond un moment de contestation diplomatique délicat. La Bolivie et le Chili sont effectivement arrivés à un point procédurier critique devant la CIJ, visant deux contentieux territoriaux. L’un concerne les territoires du Pacifique bolivien annexés en 1879 par le Chili. L’autre la gestion d’un cours d’eau frontalier, le Silala. Quant au Venezuela, il faisait l’objet les 28 et 29 mars d’un débat sur l’état de sa vie démocratique devant l’OEA, à la demande de 18 des 34 pays membres, dont la Colombie.
Glissement de la diplomatie vers la gesticulation militarisée. Ce glissement n’est sans doute pas le fruit de circonstances exceptionnelles. Il reflète un air du temps international. L’arrivée au pouvoir suprême d’un président nord-américain au discours musclé, Donald Trump, a incontestablement levé des interdits. Certes, il s’est jusqu’ici désintéressé des querelles frontalières des uns et des autres au Sud du Rio Grande. Mais il a annoncé une militarisation de sa relation avec le Mexique, avec la construction d’un mur, le déploiement de forces de sécurité pour faire face à ce voisinage « ennemi » et l’adoption de sanctions économiques. La paix en Colombie qui était soutenue par son prédécesseur, Barak Obama, ne le préoccupe en rien. On note en revanche le retour d’un discours agressif contre une Colombie présentée, comme dans les années Reagan, comme pourvoyeuse de stupéfiants. Rien sans doute d’étonnant si aujourd’hui les accords de paix colombiens sont en voie de déstabilisation. Le Venezuela, qui était l’un des accompagnateurs du processus de paix, a donc pris une initiative militaire hasardeuse. Paradoxalement le 28 mars, il a publiquement envisagé de quitter l’OEA, organisation « qui ne sert pas les peuples du continent » selon Nicolas Maduro, le président vénézuélien.
Réactualisation du discours des années de guerre froide ? En Colombie, les opposants au processus -imposables hostiles au financement du post-conflit ; militaires et policiers refusant de rendre des comptes au même titre que les ex-guérilleros devant la justice transitionnelle ; groupes politiques et sociaux d’extrême-droite conduits par l’ex-président Álvaro Uribe-, ont réactualisé les discours des années de guerre froide, à l’intolérance agressive. Les amis d’Alvaro Uribe ont reconnu le 28 mars l’envoi d’une lettre à Donald Trump, condamnant un accord de paix, présenté comme ouvrant la porte à un régime marxiste-léniniste et à une guérilla amie d’Al-Qaïda et du Hezbolla. Des militaires, à l’initiative du général Luis Herlindo Mendieta, ont annoncé la constitution d’un parti baptisé « Patria Nueva », dont le fonds de commerce politique est l’annulation des accords de paix.
La Colombie n’est pas un cas isolé : la crise économique a aiguisé les contradictions sociales d’un bout à l’autre du sous-continent. Le radicalisme dormant a été bonifié par la victoire de Donald Trump. Les contentieux externes et internes sont lus avec des lunettes de plus en plus sécuritaires et ils opposent à la fois amis et ennemis. Brésil, Honduras, Nicaragua, Paraguay et Venezuela ont vécu et traversent des épisodes d’intolérance internes aigus. Bolivie et Chili, Venezuela et Colombie, peinent eux à préserver des espaces de dialogue civils pour résoudre leurs différends.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY