À 41 années du coup d’État militaire du 24 mars 1976, des milliers de personnes sont descendues dans la rue partout dans le pays pour commémorer le Jour de la Mémoire, la Vérité et la Justice. Les défenseurs des droits humains dénoncent « les énormes reculs en matière de droits humains » depuis l’élection du président Mauricio Macri.
Aux cris de « Ils sont 30 000, présents aujourd’hui et pour toujours ! », les colonnes de marcheurs menées par les Mères et Grands-Mères de la Place de mai, les Familles des disparus pour raisons politiques, la Ligue des droits de l’Homme, HIJOS, et d’autres associations de défense des droits humains ont convergé vers le Palais présidentiel. Elles étaient suivies du Comité pour la libération de Milagro Sala, des syndicalistes des CTA et CGT, des vétérans des Malouines et des milliers de citoyens qui protestent contre le gouvernement : « Nous continuerons à dénoncer les énormes reculs en matière de droits humains, la misère planifiée, la persécution politique, la répression et l’emprisonnement de militants, la perte de la souveraineté politique et économique ».
Non au négationnisme. Depuis l’élection du président Mauricio Macri, les défenseurs des tortionnaires et assassins de la dictature (familles, avocats, magistrats, fonctionnaires, politiciens) se font de plus en plus entendre. Le secrétaire aux Droits humains du gouvernement, Claudio Avruj, et plusieurs dirigeants du parti PRO, le parti du gouvernement, accusent Néstor et Cristina Kirchner « d’avoir politisé ce qui s’est passé durant la dictature. Pendant 12 ans, ils ont fanatisé une section de la société » (c’est Néstor Kirchner qui instaura le 24 mars comme le Jour de la Mémoire). C. Avruj demande donc aux Argentins « qu’ils se rencontrent à nouveau et se réconcilient… En démocratie, les droits humains sont pour tout le monde ». Poussé par le gouvernement, un secteur de la justice transforme les peines de prison de militaires et de policiers condamnés pour crimes contre l’humanité à passer leur condamnation à leur domicile. Des militaires ont détruit une exposition montée par des collégiens et des lycéens « parce qu’elle les dérangeait » ! En janvier 2016, le secrétaire à la Culture de la ville de Buenos Aires, Dario Mopérfido déclarait que « le chiffre de 30 000 disparus s’est créé entre quatre murs pour obtenir des subventions de l’État ».
Le président ignore le nombre de disparus. « Je n’ai aucune idée si les disparus sont 9 000 ou 30 000, cette discussion n’a aucun sens. Il y a eu une sale guerre », a déclaré le président Macri au portail BuzzFed en direct sur Facebook. Les Mères et Grands-Mères de la Place de Mai ainsi que le Prix Nobel Pérez Esquivel lui ont répondu que « Il n’y a pas eu de sale guerre. Il y eut une répression brutale imposée par la Doctrine de Sécurité Nationale. Le président ne se souvient-il pas des déclarations du marin Adolfo Scilingo qui expliquait comment les aviateurs jetaient les prisonniers vivants au Rio de la Plata ? » (1).
Retour de la théorie des deux démons. « Le 24 mars 1976, il y eut un coup d’État qui a installé le terrorisme d’État. L’horreur fut planifiée depuis l’État. Personne ne peut nier la dimension des crimes ni le nombre de victimes qui sont 30 000 que l’État a fait disparaître en raison de leur militance. Nous répudions tout négationnisme », clament les organisations des droits humains. Elles dénoncent les tentatives gouvernementales de relativiser les crimes de la dictature avec l’aide des grands médias et de l’Église catholique qui veulent relancer « la théorie des deux démons », c’est-à-dire que dictature et opposants, c’est la même chose. Ces organisations en veulent pour preuve, l’attitude du président Macri à l’occasion de cette commémoration. Non seulement, le gouvernement n’a prévu aucun acte officiel en ce Jour de la Mémoire, de la Vérité et de la Justice, mais il a demandé à la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) de recevoir les familles des militaires emprisonnés pour crimes contre l’humanité à égalité avec les familles des disparus !
L’Église aussi. Le journaliste Horacio Verbitsky rappelle que l’idée d’une « Mémoire complète » (les torts sont à égalité des deux côtés) a été lancée en l’an 2000 par l’archevêque de Buenos Aires, Jorge Bergoglio, aujourd’hui Pape à Rome, lors d’une réunion avec le chef de l’armée d’alors Ricardo Brinzoni. Il proposa la création d’une Table de consensus visant à la « réconciliation et à la récupération des valeurs morales ». Bref, comme si la résistance à une dictature militaire sanguinaire était à mettre sur le même plan que le terrorisme d’État…
Démantèlement des structures officielles liées aux droits humains. En trois mois depuis son élection fin 2015, le gouvernement Macri a démantelé le bureau des droits humains de la Banque centrale qui enquêtait sur le système financier de la dictature, ainsi que les trois divisions de la Direction nationale des droits humains du ministère de la Sécurité publique (qui travaillaient sur les enfants volés et les vols de la mort)(2). Plusieurs fonctionnaires ont eu des rencontres avec des organisations qui exigent la libération des tortionnaires. Il y a deux mois, un haut fonctionnaire de l’État, Juan José Gómez Centurion, nommé directeur des douanes par le président, a déclaré lors d’un programme de télévision « qu’il n’y eut jamais de plan systématique de disparitions lors de la dictature ». Or cela va à l’encontre de dizaines de verdicts de justice qui ont condamné de nombreux officiers militaires justement en parce qu’il est prouvé « qu’il y eut effectivement un plan systématique de disparition des opposants ». Pour Adriana Taboada, de la Commission des Familles des victimes, « Le négationnisme est la bataille culturelle la plus importante des temps à venir. On nous présente la dictature comme un problème d’intolérance entre Argentins alors qu’elle voulait (…) détenir les progrès vers un pays meilleur ». On peut aussi rappeler que Gómez est un ancien carapintada, un visage noirci, symbole des militaires qui ont intenté plusieurs coups d’État au début du retour de la démocratie pour que les gouvernements démocratiques arrêtent les procès contre les militaires accusés de crimes contre l’humanité.
Changer les livres d’histoire ? Pour les associations de défense des droits humains, il s’agit aussi de défendre ce qu’en dira l’histoire, ce qu’enseigneront les manuels scolaires du futur. Qui racontera l’histoire des centres clandestins de détention, les tortures, les vols de la mort, les enfants volés ? (3) Le camp des militaires et des civils partisans du coup d’État de 1976, sont déjà au travail. Lors de sa commémoration du 24 mars, une école publique du quartier de La Boca de Buenos Aires a passé un film anonyme montrant les militaires comme « les héros » qui ont été injustement condamnés « par les gouvernements Kirchner ». Le film suggère aux élèves de « réclamer qu’on leur dise tout sur cette guerre, la mémoire complète ». Pour les familles des disparus, le plus grand danger viendrait du Secrétariat aux droits humains du gouvernement. Le secrétaire Claudio Avruj vient d’annoncer qu’il existe des plans « pour commencer à revoir les contenus éducatifs de l’histoire récente ! » Exactement ce que réclamait le film pro-dictature…
Jac FORTON