Ce premier roman de la Brésilienne Martha Batalha, née en 1973, est très prometteur, il dresse un tableau très juste de la société carioca pendant la première moitié du XXème siècle tout en faisant un portrait drôle et très authentique des deux personnages principaux, deux soeurs de la classe moyenne qui, bien que n’en étant pas vraiment conscientes, font de leur vie une belle ébauche du féminisme.
S’il ne s’était produit un désagréable malentendu pendant leur nuit de noce, Eurídice et Antenor formeraient un couple idéal : lui, travailleur, jamais violent, généralement peu exigeant envers sa famille ; elle, calme, modeste et aussi bonne cuisinière. Pourtant sous cette apparence de perfection ménagère, on imagine quelques failles. Le vrai bonheur, conjugal ou autre, est-il dans la routine ? Malgré ses efforts, Eurídice sent un manque, un petit quelque chose presque indéfinissable, qui n’est pas à sa portée. Zelia, la voisine malveillante s’en est bien rendu compte, elle ! Mais n’exagère-t-elle pas un peu, elle qui voit tout ce qui va de travers chez autrui et qui est même capable de voir le mal là où il n’est pas ?
Eurídice donc est une épouse idéale, mais… quelle est la place de l’épouse idéale dans l’organisation reconnue de la société ? Ne serait-elle pas dans l’invisibilité, comme c’est un peu la cas de la bien nommée Maria Das Dores, la bonne des Gusmão, qu’on ne voit plus, même si les plats apparaissent et disparaissent sur la table familiale ? Eurídice aura bien plus tard un projet littéraire ou philosophique et elle en connaît le titre : Histoire de l’invisibilité. Tiens, tiens…
Il est long, le chemin vers la liberté ! Les timides tentatives d’émancipation se suivent et échouent, Eurídice parviendra-t-elle au-delà de ce qui peut passer pour du féminisme (et qui en est aussi) ? Le contrepoint à l’histoire d’Eurídice est celle de sa soeur Guida, plus aventureuse et peut-être moins heureuse, mais est-il en notre pouvoir de juger sur un sujet aussi grave ? Marthe Batalha s’intéresse au fonctionnement de la société brésilienne des années 20 à 60 du siècle dernier, aux conventions, souvent risibles et pas toujours ridicules, aux petits et aux gros travers, toujours risibles, eux. On ne peut que sourire en observant ces coutumes auxquelles nous avons nous aussi peut-être sacrifié, comme le jeune homme bien sous tout rapport dont les dames et les jeunes filles scrutent attentivement les mains (porte-t-il une alliance ?) ou encore l’espèce de parade d’amour que doivent représenter les futurs fiancés, même si c’est en costume-cravate et robe d’organdi.
Le récit est truffé de récits annexes, de récits dans le récit, débordants d’humour tour à tour cruel et bienveillant, comme le portrait de cette famille bourgeoise et incestueuse dans laquelle tout le monde se ressemble de façon ostentatoire, à quelques troublantes exceptions près. Martha Batalha excelle pour faire de la vie de chaque jour d’une femme plutôt banale que la vie n’a pas épargnée, comme on dit, un tableau débordant de couleurs, parfois sombres, mais tellement variées qu’il en ressort des bouffées d’optimisme. Elle flirte aussi avec ce qui ressemble parfois à une saga familiale qui ne se prend jamais très au sérieux, dans laquelle même les morts brutales peuvent prendre des allures de farce. En se plaçant entre le drame et la comédie, Martha Batalha nous montre avec un regard bienveillant et acéré la vie humaine, en toute simplicité.
Christian ROINAT