Le Brésilien Michel Laub, auteur de Journal de la chute, revenait sur un passé douloureux, la Shoah, le mêlant au présent du narrateur brésilien. Dans la deuxième partie d’une trilogie prévue, il évoque une génération plus proche de nous, celle des jeunes gens des années 90.
Photo : Buchet * Chastel
Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana, est mort à Seattle le 5 avril 1994. La guerre civile au Rwanda était en train de se terminer dans le sang. Quelques mois plus tôt, le narrateur, dix-huit ans, élève officier dans l’armée brésilienne, avait fait le mur pour assister à l’unique concert du groupe Nirvana au Brésil. Un peu plus tard, devenu journaliste, il interviewera une femme tutsie victime des horreurs commises dans son pays.
Tous les souvenirs viennent en désordre, un désordre apparent, car il y a toujours un lien qui les réunit. Michel Laub parvient très bien à créer le même effet dans ce récit à la première personne : l’homme, qui a maintenant quarante ans, laisse agir sa mémoire. Cette impression de désordre s’impose, mais curieusement tout apparaît remarquablement clair, les courtes scènes se suivent comme les épisodes, détachés l’un de l’autre, d’une jeune vie ancrée dans son présent, les années 90 au Brésil et en Europe.
Le plus frappant est cette insouciance du garçon qui découvre inconsciemment (il n’a pas connu autre chose) la liberté potentielle qui lui est offerte par son époque. Michel Laub est né en 1973, à peu près comme son héros. Avec vingt ans de plus, avec l’expérience de la longue dictature brésilienne et des libertés maltraitées dans toute l’Amérique latine, il aurait insisté sur cette nouvelle manière d’aborder la vie ; il se borne à la montrer comme un fait naturel par ceux qui avaient vingt ans à la mort de Kurt Cobain. C’est très subtil et très fort.
Les massacres au Rwanda, la mort de Kurt Cobain, les malheurs sentimentaux du narrateur n’ont pas en commun que leur simultanéité. Ces éléments apparemment sans lien ont pourtant un rapport, que pressentent le narrateur et le lecteur et qui va peu à peu se révéler comme se révélait une photo au temps de l’argentique. Le point commun entre tous les acteurs de ces scènes éparpillées est leur âge : tous ont une vingtaine d’années à l’époque des faits, tous se trouvent à ce qu’on appelle par cliché un tournant de leur existence, fatal pour Cobain, vers du mieux ou du pire pour les autres. Une jeunesse qui lutte et souffre, avec la violence pour la Tutsie et le recours plus ou moins prononcé aux artifices que les sociétés occidentales proposent (imposent ?), alcools ou drogues, avec aussi l’instinct de survie que possède malgré tout chaque individu, qu’il soit africain, européen ou américain, et enfin la toute-puissance de ce qu’un autre cliché nomme la maladie du siècle, la dépression : celle de la star du rock est-elle plus dramatique ou plus prestigieuse que celle d’un Brésilien ou d’une Brésilienne de base ? Qui peut juger ? De quel droit ? Pour quoi ? Là est la magnifique force de La pomme empoisonnée.
Christian ROINAT