Les migrants… un sujet récurrent quand on parle de la zone de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, un sujet qui fait la une des journaux européens depuis quelques années. Le roman du Mexicain Antonio Ortuño reprend le thème déjà abondamment traité, mais il le fait d’une façon tout à fait originale, préférant observer indirectement l’enfer des gens déplacés, du point de vue d’une administration mexicaine débordée et pas toujours très solide.
Généralement, les difficultés vécues par les migrants en provenance d’Amérique du Sud ou des pays voisins d’Amérique centrale qui tentent de gagner la frontière du Nord sont appréhendées frontalement. Montrer leur galère par le biais d’une assistante sociale ou d’un journaliste n’atténue pas les horreurs vécues, mais fait de nous, lecteur, un témoin, au sens premier du mot. Cette façon de faire permet aussi de croiser plusieurs points de vue : le porte-parole du Gouvernement ne fera jamais ressortir les mêmes éléments que le reporter venu de la capitale ou que la femme chargée d’aider les migrants. Or tout cela défile sous nos yeux et nous une vision vraiment globale.
On est dans une petite ville, Santa Rita, quelque part dans le Sud du Mexique et on découvre la Conami (Commission nationale de migration), un organisme d’État chargé de gérer les mouvements de migrants sur le territoire mexicain. Après l’assassinat brutal de l’assistante sociale, Irma, surnommée la Negra, arrive pour la remplacer, accompagnée de sa fillette. Un groupe de migrants vient d’être sauvagement attaqué avec des cocktails Molotov et elle doit prendre le dossier en main, autrement dit s’occuper des survivants et indemniser les familles des victimes. Ce qu’elle découvre est de plus en plus trouble et elle doit partager ses informations avec un autre fonctionnaire de la Conami et un journaliste, sans savoir à qui elle peut faire confiance.
Autant la Conami, en tant qu’institution est forcément froide, autant la Negra, le journaliste et même le sicaire sont des êtres humains, avec avant tout leurs doutes, leur angoisse qui peut prendre des formes d’agressivité. Un être humain, le père de la petite Irma l’est aussi, professeur aigri et méprisant, désespéré en réalité, mais rempli d’une hargne qui le rend méprisable et détestable lui-même. Il faut voir comme il traite son chien et sa femme de ménage. Le récit est parfaitement soutenu par un style acéré, l’agencement des phrases fait penser à des morceaux de fer mal coupés qui s’entrechoqueraient et qui d’une certaine façon blessent le lecteur. La traduction sert bien cette violence des phrases et des mots. On évolue dans une atmosphère trouble, de plus en plus trouble. Negra n’est pas un être idéal, loin de là, mais notre imparfaite référence fait ressortir la faiblesse de tous, elle comprise, et la noirceur de la plupart. On n’est jamais loin de l’apocalypse.
Assez curieusement, et c’est une des grandes réussites de La file indienne, cette succession d’horreurs reste nuancée, grâce à la personnalité de Negra que l’auteur parvient à maintenir proche de nous.
Christian ROINAT