Les Cahiers des Amériques latines sont une publication de référence dans le paysage latino-américaniste international depuis la fin des années soixante. Ouverte à toutes les sciences humaines et sociales, la revue constitue un support de transmission des savoirs universitaires, mais aussi un espace de réflexion et de débat sur l’actualité latino-américaine. La dernière édition est consacré aux relations Sud-Sud avec un intéressant discours de Mme Christiane Taubira à l’occasion du 60° anniversaire de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine à Paris dont nous publions des extraits ci-dessous.
Le dossier central n° 80 des CAL s’intéresse aux relations entre l’Amérique latine et les pays du Sud, à travers le prisme de la culture, jusqu’à présent peu étudié et pourtant fondamental dans le jeu des influences intergouvernementales. Quels sont les instruments de ce soft power ? Quels sont les acteurs et les publics visés ? Quelle image les différents pays cherchent-ils à projeter? Révélateurs de l’importance de la culture en politique étrangère, les articles rassemblés ici traitent de la coopération au sein d’une grande diversité de pays du Sud, aussi bien des relations entre le monde arabe et l’Amérique latine, que de l’héritage culturel partagé entre Brésil et Bénin.
Extraits du discours de Mme Christiane Taubira
1. » […] Je tenais absolument à passer ce moment avec vous parce que, évidemment, j’ai un attachement, j’allais dire ontologique, à cette partie du monde. Mais surtout, je n’aurais pas imaginé lorsque, dans les années 1973 et 1974, ici, j’ai participé à de nombreuses actions de solidarité en direction des réfugiés chiliens, puis argentins, que je reviendrais ici en qualité de garde des Sceaux et après qu’un premier garde des Sceaux, François Mitterrand, a assisté à l’inauguration. Je sais que cet institut a été créé avec beaucoup d’enthousiasme et ne dément pas les espoirs placés en lui. Des responsables des Amériques de cette époque ont dit qu’il s’agissait là d’une initiative inédite, bienvenue. Ils ont célébré cet esprit de coopération de travail ; ils parlaient alors des Amériques comme un continent de syncrétisme, de dialogue permanent entre l’Université, la recherche, le monde de l’économie. Cet esprit demeure et permet des rencontres et des décloisonnements qui sont particulièrement précieux.
2. L’histoire, la vie et les œuvres de Pierre Monbeig, géographe et premier directeur, ont laissé des souvenirs très profonds au Brésil, où il a enseigné et introduit ses conceptions de l’enseignement de la géographie. Mais l’IHEAL est surtout un lieu, un espace de rencontres et de vie, j’allais presque dire mondial car, bien au-delà des Amériques, bien au-delà de la France et de l’Europe, se rencontrent ici des pensées, des philosophies, des modes d’analyse qui sont particuliers à cet institut. Compte tenu des missions qu’il s’est données, j’ai mis un peu de temps à accepter l’idée d’un institut dédié à l’“Amérique latine”.
3. Lorsque j’étais étudiante, j’ai plongé profondément dans des ouvrages qui me permettaient de découvrir mon continent de naissance et d’appartenance. Parmi ces ouvrages, certains interrogeaient déjà le terme “Amérique latine”. Un des premiers enseignements que j’ai reçus en sociologie, c’est que nommer est le premier acte de pouvoir. Lorsque j’ai lu ces ouvrages de sociologues et d’anthropologues qui, pour résumer, disaient “cette Amérique indienne et noire qu’on dit ‘latine’”, j’ai évidemment été interpellée par la réalité humaine de ce continent. Le mien, d’abord, l’Amérique du Sud, mais aussi les Amériques : l’Amérique du Sud, la Caraïbe, l’Amérique du Nord, ce continent qu’on a appelé le “Nouveau Monde”, où vivaient déjà des Amérindiens qui, eux-mêmes, venaient d’Asie, ce continent sur lequel se sont rencontrés des femmes et des hommes du monde entier et où sont nées des identités, des cultures qu’il est encore aujourd’hui difficile de définir.
4. Le monde est organisé en États-nations. Les uns et les autres ont chacun une nationalité, mais il reste d’autres réalités humaines qui s’imposent et qui s’obstinent et qui nous obligent à construire des réponses toutes imparfaites. Les Amériques sont le continent des migrations, du nomadisme, de la circulation. La question des migrations humaines, telle qu’elle se pose dans les Amériques, oblige les pays du monde, s’ils veulent prendre la peine de sortir de réponses simplistes, à s’interroger sur les options que l’on construit face à la réalité d’un processus long, pluriséculaire, et même millénaire, et qui consiste tout simplement à circuler. Des femmes et des hommes ont circulé et ont beaucoup parlé de leur jeunesse vécue à Paris. Je pense aux écrits de Mario Vargas Llosa, par exemple, mais aussi à d’autres grands auteurs des Amériques, tels que Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez ou Alejo Carpentier. Tous ces hommes ont parlé de leur jeunesse et de la façon dont, en découvrant le monde à Paris, en regardant depuis Paris le continent des Amériques, ils se sont interrogés sur le pouvoir, les cultures, les identités et nous ont apporté quelques belles réponses à travers la littérature.
Et comme je parle de littérature, je réalise qu’ici, il y a des promotions qui ont eu droit à des conférences de personnes illustres, parmi lesquelles Jorge Luis Borges, ici dans cet amphithéâtre, cela laisse rêveur, non ? Je parlais tout à l’heure de François Mitterrand qui, lors de l’inauguration de cet institut, a émis le souhait que soient invités des grands auteurs tels que Gabriel García Márquez ou Octavio Paz. Puis, lors de son investiture en qualité de président de la République française, il a eu le très beau geste, délicat et élégant, d’inviter la veuve de Salvador Allende et la veuve de Pablo Neruda. Cela témoigne de la relation profonde, intense, entre la France et les Amériques. Une relation profonde qui a aussi sa part physique et j’en témoigne puisque je suis née sur un territoire qui partage avec le Brésil 720 km. Qui dit mieux ? Et avec le Suriname, 530 km de frontières. Pourquoi je parle du Suriname ? Parce que l’Amérique du Sud n’est pas hispanique ou ibérique, comme il est évoqué dans certains débats, et pas seulement en référence à la période coloniale. Ce qui s’est créé sur place a été inventé par ces femmes et ces hommes qui venaient d’ailleurs, d’Europe, d’Afrique, puis d’Asie aussi. Comment se sont-ils organisés pour vivre ensemble, pour parler ? L’espagnol et le portugais ne sont pas tout à fait les mêmes dans ces pays que dans les pays d’origine.
D’ailleurs, les ouvrages littéraires sont traduits du cubain, du brésilien, du péruvien, et non pas de l’espagnol. Les langues ne sont pas tout à fait les mêmes et la sémantique a ses variations, mais la relation entre toutes reste forte et profonde. Le fait que la Guyane ait une frontière brésilienne et une frontière surinamienne rappelle que, sur ce continent, se trouvent encore les traces de la présence, des conflits et des déchirements européens. Si la Guyane ne mesure aujourd’hui que 91 000 km2, c’est qu’elle a perdu deux tiers de son territoire. Nous avons, au cimetière de Cayenne, un monument à la mémoire des soldats français qui sont allés récupérer des ressortissants français dans le territoire d’Amapá (Brésil), qui ont été confrontés à des bandits, qui se sont battus et que nous avons perdus. En fait il n’y a pas eu de défense du territoire, parce qu’il n’y avait pas eu une réelle occupation du territoire. Certains d’entre nous ont dû entendre parler de la République de Counani, cette partie de la Guyane qui a proclamé son indépendance de cette partie du territoire français.
5. La relation de la France aux Amériques est forte aussi dans le domaine qui nous occupe et qui est celui de la justice. Comme je l’expliquais à l’occasion du 109e anniversaire de la loi sur la laïcité, on dit souvent que la laïcité est une spécificité française et qu’elle l’est dans la mesure où elle s’est construite d’une façon particulière, dans un conflit intense avec des tempéraments français très éruptifs, très effervescents, parfois intolérants, avec une exigence de la perfection qui atteint parfois la démesure. L’empreinte de ces débats est encore forte. La laïcité a été très anticléricale, puis elle est simplement devenue un principe de concorde, de vie commune, en dépit de nos croyances, de nos différences, de nos singularités. Mais la laïcité a également fait débat, très fortement, en Amérique du Sud et en particulier au Chili.
6. Nous avons d’autres points en commun dans l’histoire, bien entendu. Des généraux français ont rejoint plusieurs libertadores comme Bolivar, entre autres. Il y avait, parmi eux, Luis Perú de Lacroix qui a écrit une très belle biographie, mais aussi des généraux de Napoléon qui ont rejoint l’armée des Andes, comme le général Brayer ou le général Bobtcheff. Ces rencontres et ces rêves, ces projections et ces engagements pour un idéal, pour la liberté, pour l’égalité, sont partagés depuis longtemps. Car c’est sur ces valeurs que ces combats ont été menés. Je peux vous parler de la justice. Je suis allée à Quito en 2012, j’ai signé une convention qui a engagé la France dans une coopération juridique et judiciaire avec les trente-cinq États de l’Organisation des états américains. La France est le seul pays d’Europe qui a signé cette convention. Nous assurons une coopération très intense fondée sur une meilleure connaissance mutuelle de nos systèmes juridiques et de nos institutions judiciaires, mais surtout sur une meilleure coordination dans la lutte contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants.
7. Il y a d’autres problématiques qui doivent donner lieu à une coopération plus forte encore. La France a annoncé officiellement l’organisation, à Paris, fin 2015, de la conférence mondiale pour le climat avec l’engagement d’obtenir un accord universel. Ces problématiques se jouent à vif dans les Amériques et nous concernent directement. Si nous regardons de près les Amériques, y compris à partir de la Guyane, nous pouvons saisir de façon tangible les enjeux qui sont devant nous pour ce XXI siècle. La question de l’environnement et du climat, la question de la terre sont des questions essentielles, mais aussi celle des grandes villes anthropodicées où il y a de fortes disparités de niveaux de vie. Toutes ces problématiques nous obligent à penser la question des aménagements, de l’urbanisation, de l’eau, de l’accès à la terre, de l’usage de la terre. Il y a peu, à l’Unesco, dans le cadre de la Fondation Danielle-Mitterrand-France Libertés, nous avons récompensé une société péruvienne de défense de l’environnement qui lutte contre la biopiraterie, c’est-à-dire contre la dépossession des populations autochtones ou locales, contre le dépouillement de leurs ressources naturelles, mais aussi de leurs savoirs et de leurs connaissances empiriques accumulés à travers les générations. Un dépouillement qui passe par une privatisation du vivant, des ressources et des connaissances. Il y a là un enjeu considérable qui nous concerne tous.
8. Si nous sommes assez attentifs pour le percevoir, nous comprenons que, à travers les siècles, les Amériques ont posé des questions et ont élaboré des réponses qui nous montrent la complexité du monde et pointent un certain nombre de contradictions. Contradictions par exemple dans le rapport des militaires au pouvoir. Dans les Amériques, il y a autant de coups d’État militaires qu’il y a de processus de libération menés par des responsables militaires ou des officiers. Dans les Amériques, il y a autant de systèmes démocratiques qu’il y a de systèmes disparates, des endroits où il n’y a jamais eu la peine de mort comme au Brésil, d’autres où la torture a été banalisée. Il y a ces situations diverses, mais il y a aussi des questions transversales sur ce qu’on appelle les peuples autochtones notamment. Ces vingt dernières années, nous avons assisté – si nous avons été attentifs – à l’émergence, presque à l’irruption, de la voix de ces peuples qui se sont imposés au point qu’ont surgi des chefs d’État issus de ces peuples autochtones. Ce sont là des problématiques d’une vitalité, d’une urgence, qui nous obligent à sortir de la routine de vieilles sociétés où les institutions sont assises depuis longtemps, où elles sont fortement sécurisées et où tout semble passer par des circuits totalement stabilisés. D’une certaine façon, ce que vit l’Europe aujourd’hui correspond à des problématiques qui ont été posées au temps des empires coloniaux dans les Amériques. J’ai parlé de la question du nom – Amérique latine. La question du nom se pose aujourd’hui pour l’Europe. Elle interroge la supranationalité qui a délégué à l’Europe un certain nombre d’attributs de souveraineté. En même temps, on s’interroge aussi quant à la capacité des États-nations à résister à la vitalité des fortes cultures régionales et territoriales et des langues qui y sont associées. Dans nos échanges avec le monde, nous pouvons voir comment les Amériques ont répondu à ces questions qui ont été posées d’emblée parce que sur place, il y avait cette pluriculturalité, cette nécessité de vivre ensemble, ces syncrétismes linguistiques, religieux et littéraires. Conscientes ou non, les Amériques ont apporté des réponses à ces réalités humaines qui étaient présentes. Nous pouvons en tirer des enseignements non pas pour les imiter, mais simplement pour nous inspirer et pour nourrir notre imagination.
9. Il y a un certain nombre de questions que nous pouvons poser aux Amériques depuis l’Europe. Je pense au Jour de la race, ce jour de commémoration institué dans de nombreux pays et censé célébrer la diversité raciale issue de la conquête et la colonisation. Même si cela ne se pose plus en ces termes, ce jour rappelle comment, sournoisement, l’histoire – et ses oppressions – est toujours prête à ressurgir, comment de façon sourde elle s’affiche dans la stratification sociale d’aujourd’hui.
10. Une autre question nous interpelle, sur ce que j’appellerai l’influence de la théologie de la libération sur les grands mouvements citoyens d’aujourd’hui. Il nous faut comprendre comment, autour des grandes figures de la théologie de la libération comme Gustavo Gutiérrez, mais également la très belle figure de Dom Hélder Câmara ou encore Óscar Romero, dans une religion où le clergé est fortement structuré en organe de pouvoir, une pensée dissidente a surgi, s’est construite, s’est structurée et est parvenue à s’imposer, en générant des mouvements qui, aujourd’hui, sont des mouvements d’organisation civique et citoyenne pour la vie commune.
11. Il y a bien d’autres problématiques que nous pourrions mobiliser pour interroger ces relations intenses ancrées dans l’histoire, la science, la littérature entre la France et les Amériques, entre la France, l’Europe et les Amériques. Bien entendu, les réponses ne sont pas simples. Il ne s’agit pas de rechercher des modes d’emploi ou des recettes établies. Ce serait d’ailleurs le contraire de la recherche et de l’esprit de l’Institut, puisque nous savons qu’il faut penser, construire, écrire ensemble. À l’heure où nous savons que le monde est interconnecté, où nous n’ignorons rien de ce qui se passe dans aucun pays du monde, nous ressentons encore plus l’urgence de penser ensemble et d’écrire ensemble. Personne ne va rien perdre à penser ensemble et à écrire ensemble. Au contraire, nous allons tous gagner. Nous allons tous gagner parce que nous sommes solidaires de ce monde et nous sommes tous – ce que nous oublions souvent – comptables de ce monde.
12. Avant de vous quitter, quisiera decir algunas palabras o partes de poemas para el placer común, pero me gusta mucho más viajar, entonces, plutôt que de vous proposer Vallejo, Neruda ou Nicolás Guillén también, j’en reviens, en restant dans la Caraïbe, mais en faisant un tour du monde, à Édouard Glissant. Je terminerai ainsi sur la mondialisation. Édouard Glissant propose une réponse à la mondialisation qui uniformise, qui enlaidit, qui désespère, qui abrutit, qui crétinise – pardon de le dire –, mais surtout qui creuse les inégalités, qui permet à la force de s’infiltrer de plus en plus dans le droit, qui organise de plus en plus de relations inégalitaires dans le monde. Face à cette mondialisation, Édouard Glissant oppose la mondialité, c’est-à-dire la relation, c’est-à-dire le dialogue, c’est-à-dire l’échange. Tout cela est possible si nous avons conscience que nos identités respectives sont toutes des identités à racines “rhizomes”, comme le disait Édouard Glissant, après Deleuze et Guattari. Nos identités sont plurielles, quelles que soient nos apparences, parce que le monde n’a jamais été composé de parties totalement isolées. Il y a très longtemps que les hommes et les femmes voyagent et circulent. D’ailleurs, avant la sédentarisation, avant ces États-nations sédentarisés et figés, la règle était la circulation. Il y a très longtemps qu’il y a des échanges. Mais à la fin du xix siècle, l’uniformisation était déjà perceptible pour les esprits pionniers et visionnaires. Victor Segalen l’a dit : “Le divers rétrécit, telle est la menace.” Opposons à la mondialisation qui nous appauvrit, la mondialité qui montre le spectre incommensurable de la diversité culturelle, humaine, artistique, poétique, lyrique du monde. Face à la diversité des problèmes auxquels nous sommes confrontés, il y a aussi la diversité des réponses que nous avons déjà construites et que nous saurons construire encore. Mais nous n’avons pas de sursis, nous n’avons pas de délai. C’est Édouard Glissant qui disait déjà qu’il fut un temps où seule une partie du monde se pensait responsable du monde, c’était le temps des empires coloniaux, il y avait des métropoles, il y avait des décisions univoques. Aujourd’hui, le monde entier est responsable du monde entier. Et le monde entier n’est pas une abstraction, le monde entier, c’est vous, c’est moi, c’est individuellement que nous sommes responsables de l’ensemble du monde et c’est cette individualité consciente et responsable qui nous permettra de sortir de l’individualisme et de l’égoïsme. Face à la mondialisation, résolument, avec enthousiasme, avec force, avec joie, choisissons la mondialité et n’oublions jamais que le monde entier aujourd’hui est responsable du monde entier et que le monde tient sur les épaules de chacune et de chacun d’entre nous. »
13. Institut des hautes études de l’Amérique latine, Paris, le 12 décembre 2014.