Comment transformer la banalité d’un fait divers semblable à beaucoup en roman qui balance entre réalisme et poésie, entre suspense et fadeur de la vie d’un journaliste ? C’est le prodige que réussit Eugenia Almeida dans son nouveau roman qui, entre un présent peu souriant et un passé franchement gris, fait vivre une Argentine qui tente de s’accommoder d’une période qu’elle voudrait oublier mais qui s’impose à elle sans pitié.
Un fait divers qui pourrait passer pour banal, si ce mot pouvait s’appliquer à la mort violente d’une jeune femme dans une rue d’une ville argentine. Avant même qu’on puisse savoir ce qui s’est vraiment passé, les médias se ruent sur le drame, évoquent bien sûr l’insécurité ambiante, avant de revenir sur des sujets plus people. La police classe très vite (trop vite) l’affaire, ce qui intrigue Guyot, un journaliste qui couvre les accidents et les petits drames quotidiens : avant de retourner l’arme contre elle, la jeune femme avait menacé un homme qui a aussitôt disparu et qu’aucun témoin ne déclare connaître, alors qu’il était, semble-t-il, client du bar voisin.
La façon de faire d’Eugenia Almeida est un peu démoniaque : jamais elle ne laisse la routine, et encore moins l’ennui, s’installer, elle préfère déstabiliser son lecteur qui croit se glisser dans une enquête qui pourrait ressembler à beaucoup d’autres, et elle l’en fait sortir par un dialogue qu’on a du mal à décrypter sur le coup, ou par un changement de décor ou d’ambiance qui laisse médusé. Guyot, le journaliste, enquête à titre personnel, sur ce qui a pu motiver la jeune femme, mais il est surveillé de près : on suit ses moindres actions, est-ce pour profiter des renseignements qu’il glane ? Pour l’empêcher d’en découvrir trop ? Beaucoup de choses sont juste suggérées, beaucoup de personnages restent flous, ce que d’ailleurs ils souhaitent eux-mêmes. C’est très angoissant parce que très peu violent en apparence. Peu à peu tout s’éclaircit, tout sera expliqué à la fin, mais pour arriver à la clarté, il faut passer par ces doutes, par ces questionnements, ceux de Guyot et ceux du lecteur, qui ne sont pas toujours les mêmes.
Il faut être doué pour renouveler un genre très pratiqué de nos jours, l’enquête autour d’un fait divers. La réussite d’Eugenia Almeida vient de ces voix diverses, de ces phrases qui, peu à peu, à la manière d’un puzzle, recomposent une réalité globale. Puzzle, un mot très utilisé dans les commentaires de ce genre de roman mais qui ici prend toute sa valeur. L’impression qui ressort de cette lecture est étrange, tout est à la fois brumeux et clair, moins complexe que ce qu’on pourrait ressentir sur le coup, tout se construit avec une maîtrise exceptionnelle de la part d’Eugenia Almeida, une maîtrise dans la construction et aussi dans le style qui, malgré sa variété garde une grande unité. Eugenia Almeida signe avec L’échange ce qui est probablement son meilleur roman… jusque là.
Christian ROINAT
L’échange de Eugenia Almeida, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, éd. Métailié, 250 p., 18 €. / Eugenia Almeida en espagnol : La tensión del umbral / El colectivo / La pieza del fondo, Edhasa, Buenos Aires. / Eugenia Almeida en français : L’autobus / La pièce du fond, Métailié.
Eugenia Almeida est en France pour présenter son dernier livre : le 21 septembre à Metz, le 22 à Grenoble, le 23 à Vienne, le 24 à Courrières. Pour les détails : Métailié.