Grand connaisseur de l’Amérique latine et spécialiste de la géopolitique des drogues, Alain Labrousse est décédé à 79 ans, des suites d’une longue maladie, affrontée avec la lucidité et le courage qui le caractérisaient, a-t-on appris auprès de sa famille, mardi 6 juillet dernier.
Alain Labrousse était né à Libourne (Gironde), le 19 février 1937. Il fait des études de lettres à Bordeaux, puis de sociologie à Paris, à la Sorbonne. Après son doctorat, il enseigne au lycée français de Montevideo, en Uruguay, pendant cinq ans (1965-1970), à une époque où la démocratie de cet Etat réputé pour sa stabilité chavire. Le jeune sociologue en tire un premier ouvrage sur la guérilla urbaine, Les Tupamaros (Seuil, 1971), qui sera revu et actualisé à la veille de l’élection à la présidence de l’Uruguay du charismatique José « Pepe » Mujica, ancien guérillero (Les Tupamaros, des armes aux urnes, Editions du Rocher, 2009). « Les Tupamaros ont-ils une responsabilité dans la prise de pouvoir par les militaires ? », demandait-il. Sa réponse était affirmative, ce qui ne l’empêchait pas de donner la parole à de nombreux militants, quitte à faire de l’histoire orale. L’empathie et la lucidité parvenaient ainsi à faire bon ménage.
Cette découverte de l’Amérique latine l’a marqué pour la vie et a fait de lui un infatigable polygraphe, désireux de partager ses connaissances et enthousiasmes. Pendant une vingtaine d’années, il a sillonné l’Amérique du Sud et y a vécu, avec une parenthèse de deux ans au Maroc (1969-1971). Cette expérience du terrain, il s’est empressé de la traduire dans une série d’ouvrages qui alimentent le regain d’intérêt pour l’Amérique latine en France, depuis la victoire de la révolution cubaine, l’essor des guérillas et l’union de la gauche au Chili sous la présidence de Salvador Allende. Aux éditions du Seuil, il signe L’Expérience chilienne : réformisme ou révolution ? (1972) et Argentine : révolution et contre-révolutions (1975), avec François Gèze, qui allait devenir le collaborateur puis le successeur de l’éditeur François Maspero.
Attentif aux réalités sociales
Après le cône sud, Alain Labrousse explore le Pérou et la Bolivie et publie Sur les chemins des Andes : à la rencontre du monde indien (L’Harmattan, 1983), Le Réveil indien en Amérique andine (Favre-CETIM, 1984), Le Sentier lumineux du Pérou (La Découverte, 1989, avec Alain Hertoghe), La Mort métisse. Récits fantastiques d’Amérique du Sud (L’Harmattan, 2008). Attentif à tous les aspects des réalités sociales, Labrousse comprend l’importance de la culture de la coca et de la production de la cocaïne, qui alimentent les conflits et transforment le crime organisé en acteur international. A partir de Coca Coke (La Découverte, 1986), cosigné avec Alain Delpirou, il est un des premiers à souligner les enjeux géopolitiques du trafic de stupéfiants et à entreprendre des recherches systématiques sur le sujet.
Grand voyageur, il mène l’enquête en Afghanistan, au Pakistan et en Afrique de l’Ouest. Il est l’auteur ou le maître d’œuvre d’une série d’ouvrages de référence : La Drogue, l’argent et les armes (Fayard, 1991), Géopolitique et géostratégie des drogues (Economica, 1996, avec Michel Koutouzis), Atlas mondial des drogues (PUF, 1997), Dictionnaire géopolitique des drogues : la drogue dans 134 pays, productions, trafics, conflits, usages (De Boeck, 2002), Géopolitique des drogues (PUF, Que sais-je ?, 2004), Afghanistan, opium de guerre, opium de paix (Mille et Une Nuits, 2005).
Au début des années 1990, il avait fondé et dirigé l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD). Sollicité, il devient consultant de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), de l’Union européenne et du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (Pnucid). Il est aussi membre de l’Observatoire de la criminalité internationale, à l’université de Liège. Il édite la revue Drogues Trafic International et collabore à Politique internationale, Problèmes d’Amérique latine, Hérodote, Revue internationale et stratégique, Le Monde diplomatique, Cultures & Conflits, L’Histoire, Les Grands Dossiers des sciences humaines. Expert et érudit, il ne répugnait pas à concilier recherche et vulgarisation, sciences sociales et journalisme. Seule la passion explique une telle constance.
Paulo Antonio PARANAGUA
Le Monde