Des milliers d’animaux morts sur les plages et un phénomène de marée rouge provoquent l’interdiction de pêche tout autour de l’île de Chiloe au sud du Chili. Phénomènes naturels disent les scientifiques, provoqués par les élevages intensifs de saumons répondent les pêcheurs. Ou les deux ?
La marée rouge
Ce phénomène est dû à une concentration exceptionnelle d’algues microscopiques (Alexandrium catenella), contenant une toxine qui envenime poissons et fruits de mer. Consommés, ils peuvent provoquer la mort chez l’homme (23 personnes depuis 1972) par paralysie musculaire qui affecte rapidement le système respiratoire. Ces mini-algues sont souvent de couleur rouge, d’où le nom de marée rouge. Elles furent découvertes lorsqu’un chauffeur de camion dut être hospitalisé d’urgence après avoir consommé des fruits de mer il y a quelques jours. La marée rouge est un phénomène récurrent au Chili : 2002, 2006 et 2009, mais cette année 2016, le phénomène est particulièrement désastreux par son étendue et sa durée (deux mois déjà). Ce désastre serait dû aux températures plus élevées que normal suite à un phénomène du Niño particulièrement aigu cette année.
Deux mois sans revenus
Début mars, les autorités décrètent l’État d’alerte sanitaire et interdisent la pêche et le ramassage des fruits de mer jusqu’au 20 juillet. Or c’est la principale ressource de nombreuses communautés vivant le long des côtes, non seulement pour leur consommation personnelle mais aussi pour la vente qui permet à ces populations pauvres et précarisées de survivre au jour le jour. Depuis, elles n’ont plus aucun revenu. Elles demandent alors l’aide du gouvernement. Celui-ci propose d’abord un bon de 100 000 pesos (135 €). Les pêcheurs de Quellón, Quemchi, Chonchi, Queilen et Ancud, bientôt suivis par les pêcheurs du côté continental du canal de Chacao (Maullín, Calbuco, Carelmapu), rejettent cette offre car « qui peut vivre avec 135 € pendant deux mois » ? Ils entrent en résistance en coupant routes et ponts partout sur l’île et entre Puerto Montt et Pargua, terminus du ferry qui relie l’île au continent. Le ferry est immobilisé, ce qui paralyse toute la vie sociale et économique et provoque des pénuries de gaz et de nourriture.
La présidente Bachelet se trouvant en visite officielle en Suède et en en Grande Bretagne, il fallut attendre son retour pour qu’elle nomme un ministre coordinateur, Luis Felipe Céspedes, pour dialoguer avec les Chilotes (habitants de Chiloe). Il propose une prime initiale de 300 000 pesos (400 €) plus trois bons successifs de 150 000 (200 €) aux 6 000 travailleurs de la mer affectés par l’interdiction gouvernementale s’ils sont inscrits au Registre officiel des Pêcheurs Artisanaux. La plupart des marins-pêcheurs accepte sauf ceux de Ancud, deuxième ville située au nord de l’île. Pour eux, il faut que toute personne affectée par les interdictions soient indemnisées, inscrite ou non au fameux registre. En effet, des centaines de personnes dépendent directement de la pêche sans être pêcheurs elles-mêmes : transports, petites mains, ramasseurs de fruits de mer sur les rivages, etc. Après 18 jours de protestations, le gouvernement accepte les revendications des Chilotes de Ancud. Les mouvements de protestation s’arrêtent. Mais la pauvreté s’est approfondie…
Mort étrange de milliers d’animaux : le saumon d’élevage mis en cause
Oiseaux, poissons ou otaries, les rivages chilotes sont couverts de milliers d’animaux morts sans cause apparente. Les habitants de l’île accusent les entreprises d’élevage de saumons de pourrir les eaux en y déversant produits toxiques et poissons morts. Le Chili est le deuxième producteur de saumon d’élevage au monde après la Norvège. Mais les modes de gestion ne sont pas les mêmes. Un article publié par la revue Sciences et Avenir (1) révèle ainsi que « La même entreprise, Marine Harvest, utilise par exemple moins d’un gramme d’antibiotiques par tonne de saumon produite en Norvège, contre 500 à 700 grammes au Chili. Mélangés à la nourriture, ces traitements passent dans l’environnement et sont consommés par les espèces sauvages »… et les humains ! Conclusion : « l’usage intensif d’antibiotiques et de fongicides, le manque d’hygiène et la pollution par les excréments, favorisent les épidémies ». Il semble que depuis, les élevages chiliens aient ramené les doses d’antibiotiques à des proportions admissibles.
L’éthoxyquine, un antioxydant inquiétant
Un article publié par la revue 60 millions de consommateurs, montre que, s’il y a finalement peu d’antibiotiques dans les saumons produits en Norvège et au Chili qui arrivent dans nos assiettes, la présence d’éthoxyquine est plus inquiétante. Cette substance est incorporée aux huiles et aux farines de poissons servant de nourriture aux saumons d’élevage pour qu’elles ne s’oxydent pas durant leur transport vers les « fermes » de poissons. Ce produit est interdit en tant que pesticide dans l’agriculture et connaît une valeur maximale de résidus pour l’alimentation animale mais pas pour le saumon ! Dénonçant surconsommation, surpêche et techniques destructrices du milieu aquatique, cette association recommande de favoriser la consommation de certains poissons et d’éviter l’achat d’autres. Car selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), « 87 % des stocks de poissons sont actuellement surexploités, et une espèce sur trois est menacée d’extinction ! La situation du thon rouge s’avère sans doute la plus catastrophique. Il est tout simplement en voie de disparition complète ». Le saumon est rose bien sûr ! Sauf que le saumon d’élevage, nourri non d’éléments naturels mais de farines de poisson ou végétales plus d’additifs, est… blanc. Il faut donc le « rosir ». On y ajoute de la canthaxanthine, un colorant orangé baptisé de E161g. Lorsqu’il est montré qu’une absorption importante de canthaxanthine provoquait une accumulation de pigments dans la rétine et affectait la vue, le comité mixte FAO – OMS d’experts des additifs alimentaires avait fixé la dose journalière admissible (DJA) de canthaxanthine pour les êtres humains à 0,03 mg/kg de poids corporel. C’est la quantité autorisée par la Commission européenne.
Un problème de société plus qu’une difficulté chilote
Les Chilotes dénoncent le déversement dans leurs eaux des déchets toxiques des élevages. Un ancien travailleur des élevages révèle au journal chilien La Tercera (2) que ce qui se jette à la mer « est une sorte de pâte de saumons dissous dans une espèce d’acide qui les désintègre. Ce sont 3,5 litres d’acide par tonne de pâte jetés à la mer dans les eaux chilotes ». Les communiqués publiés par les élevages signalent que leurs déchets sont bien jetés à la mer, mais à plus de 130 km des côtes. Les Chilotes affirment qu’ils le font à mi-chemin entre la pointe sud-est de l’île (le phare Corona) et le continent. Pour Pablo Oyarzo, dirigeant des marins-pêcheurs de Chiloe, « le problème de la contamination est le deuxième point des pétitions que notre mouvement a adressées au gouvernement. Ceci n’est plus un problème des pêcheurs seulement, c’est un problème de tous les citoyens, de toute la société. Il faudra nous y attaquer » (3). Matias Asún, directeur de Greenpeace Chili, regrette le peu de transparence des éleveurs quant aux lieux exacts du rejet à la mer de leurs déchets toxiques. Ses courriers au Secrétariat de la Pêche et au ministère de l’Économie sont, pour le moment, restés sans réponse. En attendant, les animaux continuent de mourir, la marée rouge d’empêcher les pêcheurs de travailler et la mer de recevoir les détritus empoisonnés des élevages intensifs…
Jac FORTON