Olivier Compagnon, professeur d’histoire contemporaine à l’université Sorbonne nouvelle-Paris-III et de l’Institut des hautes études sur l’Amérique latine a été interviewé par François-Xavier Gomez du journal Libération, entretien publié dans l’édition de vendredi dernier. Olivier Compagnon a dirigé, avec Marie-Laure Geoffray, l’annuaire Amérique latine 2015-2016 (1) qui vient de paraître à la Documentation française.
La gauche latino-américaine est souvent présentée comme divisée entre un courant modéré et une branche radicale. Que pensez-vous de ce distinguo ?
Je me méfie de cette vision qui a longtemps été celle des Etats-Unis : d’une part, une gauche vertueuse, celle au Chili de Ricardo Lagos puis Michelle Bachelet, qui ne remettait pas en cause le modèle néolibéral dans lequel avait basculé l’Amérique latine dans les années 70 et 80 ; d’autre part, une gauche qu’il fallait combattre parce qu’elle réactivait le vieux mythe révolutionnaire, avec au premier rang le Venezuela et son « socialisme du XXIe siècle », proclamé par Hugo Chávez lors du fameux discours de janvier 2005 à Porto Alegre.
Pourquoi cette opposition entre modérés et radicaux vous paraît-elle inopérante ?
Parce qu’elle oublie de nombreuses nuances. Le Brésil est souvent classé dans la gauche radicale, alors que lors des deux mandats du président Lula, la politique de redistribution sociale n’a pas remis en cause le capitalisme. J’irai plus loin : cette remise en cause n’a pas eu lieu non plus dans le Venezuela de Chávez puis de Maduro, ou dans l’Equateur de Rafael Correa. Ce dernier avait promis de ne pas exploiter le pétrole dans le parc naturel protégé de Yasuni, par respect des populations indigènes. Il est finalement entré dans les politiques extractivistes en se mettant à dos ces mêmes indigènes qui l’avaient soutenu.
Pourquoi cette incapacité à rompre avec le système capitaliste ?
Essentiellement parce qu’il repose sur des formes de dépendance séculaires. Chávez n’a pas cherché à mettre fin à la mono-exportation pétrolière, et a très peu contesté le rôle des entreprises étrangères. En 2005-2006, il avait pourtant tous les atouts en main : la stabilité politique après sa victoire lors du référendum sur sa révocation, les pouvoirs exécutif et législatif, un prix du baril très élevé. Il y avait là une occasion historique de rompre avec la dépendance, de développer les secteurs industriel et tertiaire, comme le Brésil, l’Argentine ou le Chili dans les années 40 à 60. Il ne l’a pas fait, restant dans une logique rentière.
Pourquoi le Venezuela est-il différent ?
Le modèle d’exportation des matières premières non transformées y est toujours en vigueur. Le Venezuela exporte son pétrole brut, dont il ne raffine qu’une petite part. Pire encore, à la fin des années 90, quand les cours des matières premières s’envolent, on assiste dans plusieurs pays à la «reprimarisation» de l’économie : la part des secteurs industriel et tertiaire diminue car les plus gros bénéfices se trouvent dans le soja, le pétrole ou le gaz. Cette logique rentière de l’Amérique latine s’inscrit dans les cycles économiques longs, qui déterminent à leur tour des cycles politiques.
Sommes-nous à la fin d’un cycle de gouvernements de gauche ?
Il est trop tôt pour le dire. Il faut d’abord rappeler que l’arrivée au pouvoir de ces gouvernants de gauche est née d’une réaction généralisée, à l’échelle du continent, avec des exceptions comme la Colombie, à la mutation néolibérale. Cette contestation a d’abord mené à des vagues de protestations violentes, comme le Caracazo en 1989 au Venezuela, puis l’Argentine de 2001. De là, on est passé à une crise de la représentation politique, fondée sur le constat que voter pour la social-démocratie ou pour la démocratie chrétienne aboutissait aux mêmes politiques économiques. Troisième facteur : l’émergence d’outsiders politiques, dont Chávez est l’incarnation.
Les politiques de gauche en Amérique du Sud se sont donc limitées à un rééquilibrage dans le partage des richesses ?
Pas seulement, mais c’est une constante, avec des différences. Il faut observer l’ampleur de ces redistributions. Certaines ont été plus ambitieuses que d’autres, quand le cours des matières premières le permettait, jusqu’au début des années 2010. Le Venezuela l’a fait massivement à travers les «misiones» [les missions bolivariennes, ensemble de programmes sociaux, ndlr] et les résultats ont été visibles en termes d’indice de développement humain, de baisse des taux de pauvreté. Dans le même temps, le Chili a infiniment moins investi dans un état social des services, notamment en matière d’éducation, le domaine qui est le grand échec de Bachelet.
La droite a dénoncé ces politiques, parlant d’assistanat…
C’est tout le débat sur la nature de la redistribution. La droite a critiqué les politiques sociales d’urgence, mais une politique d’urgence est-elle condamnable par principe ? Lula disait en substance, dans sa campagne en 2001, que la priorité était qu’on ne meure plus de faim au Brésil. Et il a développé et étendu les bénéfices de la «Bolsa Família» (aide alimentaire). La question importante est de savoir si ces politiques ponctuelles peuvent faire émerger non pas un Etat providence, notion datée et eurocentrée, mais un Etat social qui pense la redistribution dans le temps long. Qui permette la mise en place des systèmes de retraites ou de santé pérennes pour l’ensemble de la société. Le péronisme en Argentine, l’Estado Novo de Vargas au Brésil, ont multiplié les politiques sociales mais pas sur un mode universel. Elles ont été pensées de façon sectorielle : pour les cheminots, les chauffeurs de bus, les mineurs…
Pourquoi ce choix ?
La réponse renvoie à une autre constante de la politique en Amérique latine : le clientélisme. L’action politique est déterminée par le donnant-donnant. Au Venezuela, dans les barrios [«bidonvilles»], les «misiones» n’étaient jamais aussi actives qu’à la veille des élections. Rompre avec ces pratiques est complexe car le clientélisme va au-delà du politique, c’est un mode de relation sociale hérité de la colonisation, de la féodalité ibérique. C’est une limite structurelle à la construction d’un Etat social capable de penser la redistribution de façon non conjoncturelle, non sectorielle.
Peut-on créditer la gauche d’avoir inclus dans le débat politique des populations qui en étaient éloignées ?
C’est indéniable. Le Venezuela était un pays d’abstention politique, en raison du divorce entre la représentation politique et la population. Les mécanismes de démocratie participative créés par le chavisme n’ont certes pas influé sur la prise de décision au niveau national. Mais les conseils communaux ont permis à une population coupée du politique de s’exprimer sur des enjeux locaux, ce qui s’est traduit par une forte participation électorale nationale. Il y a eu une repolitisation de l’espace public, un réinvestissement dans le débat et les manifestations. Ce dont a aussi bénéficié l’opposition, comme on l’a vu au Venezuela et au Brésil.
François-Xavier GOMEZ
Journal Libération
(1) Ed. la Documentation française, 19,50 €.