Lula pourra-t-il sauver le Brésil ? Un coup d’État institutionnel est-il en marche ? La procédure de destitution visant la présidente Dilma Rousseff peut-elle aboutir ? La nomination polémique de Lula da Silva comme ministre. Un juge aux méthodes questionnables. Lula pourra-t-il sauver le Brésil (et sa présidente) ?
Petrobras est le sigle de la société pétrolière publique du Brésil. Le scandale a éclaté en mars 2014 lorsque la justice met au jour un mécanisme complexe de pots-de-vin donnés par les grandes entreprises de construction à des dirigeants de Petrobras pour obtenir des contrats millionnaires. Ces contrats étaient surévalués de plusieurs centaines de millions sur lesquels était prélevé un pourcentage ensuite reversé aux principaux partis politiques et à de nombreux politiciens de tous bords pour payer leur campagne électorale. Les présidents des cinq principales entreprises de construction et plusieurs dizaines de politiciens et dirigeants d’entreprises ont été arrêtés dans ce qui est sans doute le plus grand scandale de corruption de l’histoire du Brésil.
Les principaux partis sont impliqués : le Parti des travailleurs (PT, gauche) de la présidente Dilma Rousseff, le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre droit, qui vient de quitter la coalition gouvernementale) et le Parti progressiste (PP, droite, opposition). Sans oublier, l’ancien président Fernando Collor de Melo et les actuels présidents du Sénat Renan Calheiros et de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, tous deux du PMDB. On parle de plus de 3,1 milliards d’euros de pots-de-vin… Étrangement, la grande presse ne fustige que les seuls membres du PT.
Appel à la destitution
Après la défaite de Aecio Neves du PSDB aux élections de 2014, le quatrième échec successif de la droite (1), l’opposition a repris les revendications populaires exprimées par de grandes manifestations lors du premier mandat de Dilma Rousseff (contre le prix des transports en commun, rejet des grands travaux pour le Mondial et les J.O., etc.). Peu à peu, les manifestants et les revendications ne sont plus les mêmes : les marches de février et mars 2016 rassemblent des manifestants en majorité blancs et de classe moyenne qui exigent l’“impeachment” de la présidente. L’utilisation de ce mot anglais au lieu du mot “destitution” intrigue plus d’un partisan du gouvernement qui regardent inquiets du côté de “l’Ambassade”…
La présidente Dilma Rousseff affirme n’avoir rien su de ces pots-de-vin. Bien qu’aucune accusation ne la vise directement, l’opinion publique reprend les arguments de la presse d’opposition : “Elle ne pouvait pas ne pas savoir et elle n’a rien fait” pour l’empêcher ; la présidente n’a-t-elle pas été ministre de l’énergie du président Lula da Silva et membre du Conseil d’administration de Petrobras entre 2003 et 2010 ? Elle répond : “Il y a une différence entre directeur exécutif et conseil d’administration. Le conseil reçoit ses informations du directeur exécutif. Je n’étais pas seule membre du conseil d’administration. Aucun de nous n’a jamais rien su de ce scandale…” (2). Puisqu’on ne découvre aucune preuve contre elle, il faut trouver autre chose…
“L’irresponsabilité fiscale” de la Présidente
Eduardo Cunha, membre du PMDB, député pour Rio de Janeiro et président de la Chambre des députés, menace alors la présidente de destitution pour ne pas avoir respecté la Constitution en 2014. Il invoque ce que les Brésiliens appellent le “pédalage fiscal”, le recours à un emprunt temporaire à une banque publique pour combler le dépassement des dépenses de manière à pouvoir financer les programmes sociaux. Chaque année, cette procédure doit être avalisée par le Congrès. Cunha prétend que Rousseff aurait emprunté cet argent avant d’en avoir reçu l’autorisation en 2014. Réponse de la présidente : “Ce gouvernement n’a pratiqué aucun acte illicite. Jusqu’à mon premier mandat, tous les présidents ont utilisé cette procédure”. De fait, cette procédure a été utilisée par les six présidents précédant Rousseff, avalisée ensuite par les Congrès respectifs. Cela n’avait jusqu’ici jamais gêné ni la grande presse, ni les manifestants ni Eduardo Cunha. Il s’agit donc bien d’une accusation en mauvaise foi.
Lors d’une conférence de presse avec la presse étrangère (3), Rousseff se montre ferme : “Pourquoi devrais-je démissionner ? Pour m’écarter, il faut des preuves. Il n’y en a pas. Une procédure de destitution équivaudrait à un coup d’Etat institutionnel… Je suis indignée par cette mesure qui va à l’encontre du mandat qui m’a été donné démocratiquement par le peuple…”. Ce n’est pas un fantasme : ce type de coup d’État a déjà eu lieu au Honduras en 2009 et au Paraguay en 2011. Dans la rue, les manifestations rassemblant chaque fois des centaines de milliers de personne se poursuivent, l’opposition au cri de “Rousseff dehors” et même “Intervention militaire maintenant”, les partisans de la Présidente et de Lula au cri de “Il n’y aura pas de coup d’État”.
Eduardo Cunha : l’accusateur accusé
Cunha est lui-même sur la sellette, accusé de corruption, blanchiment d’argent et évasion fiscale : il aurait ouvert des comptes secrets en Suisse avec l’argent de pots-de-vin de compagnies sud-coréennes (4). Entendu par une Commission parlementaire d’enquête, Cunha nie formellement, “les yeux dans les yeux”! Pas de chance, en octobre 2015, la Suisse envoie à la justice brésilienne des informations confirmant l’ouverture de quatre comptes pour 5 millions de dollars à la banque Merryl Lynch de Suisse.
Cunha met alors ses menaces de destitution à exécution : il forme une commission parlementaire de 65 membres qui devra donner ou non le feu vert à la Chambre des députés pour accuser formellement la Présidente. Que la moitié ou plus de ces 65 parlementaires soient eux-mêmes mis en examen pour corruption (5) ne gêne personne… Le vice-président Michel Temer (PMDB) se frotte les mains : ouvertement anti Rousseff, si elle tombe, c’est lui qui devient président jusqu’aux élections.
Tout pour empêcher Lula de présenter sa candidature en 2018 ?
Suite à ces attaques, le gouvernement est pratiquement à l’arrêt. Rousseff appelle l’ex-Président Lula da Silva à la rescousse : elle le nomme chef de la Maison civile, une sorte de Premier ministre. Lula jouit toujours d’une énorme aura auprès du petit peuple brésilien : son gouvernement avait permis à plus de 40 millions de personnes de sortir de la misère et lancé de nombreux programmes sociaux. Le peuple n’oublie pas. Il pourrait même se présenter aux élections de 2018 avec une bonne chance de gagner. Faire appel à lui peut sauver le Brésil du chaos.
Furieuse, l’opposition se déchaine contre Lula. Le juge Sergio Moro, dont l’action en justice contre la corruption a reçu le nom de Lava Jato ou “Lavage express” et qui ne cache pas ses sympathies pour l’opposition, l’accuse d’avoir lui aussi bénéficié des largesses d’une entreprise qui lui aurait donné un appartement et le met en examen. Il met Lula sur écoute et enregistre ses conversations, ce qui est illégal car Lula bénéficie d’une “prérogative de protection” : une accusation contre un parlementaire, un ministre ou le Président ne peut être réalisée que par la Cour suprême. Le juge Moro capte ainsi illégalement des dizaines de conversations privées de Lula, dont une avec Dilma Rousseff qui lui annonce qu’elle lui a envoyé le contrat faisant de lui un ministre “au cas où il en aurait besoin en cas de nécessité”. Au mépris de l’obligation du secret de l’enquête, le juge remet l’enregistrement aux journalistes du Globo !
Largement diffusée, cette conversation est immédiatement interprétée par l’opposition comme la preuve que Rousseff veut sauver Lula d’un procès. Le juge fédéral Gilmar Mendes fait immédiatement annuler la nomination de Lula ce qui le renvoie devant le juge Moro. Qui va plus loin : en mars 2016, il ordonne une “perquisition coercitive” (musclée) chez un Lula emmené de force par la police fédérale pour interrogatoire, en présence d’un parterre de journalistes du Globo, opportunément prévenus alors que les avocats de Lula, eux, ne l’étaient pas ! Devant le tollé populaire, Lula est rapidement libéré.
Le juge Moro est dessaisi du dossier
Le juge est allé trop loin… Le 21 mars dernier, le juge de la Cour suprême Teori Zavascki révoque la mise en examen de Lula pour deux raisons : 1) Les écoutes téléphoniques sont illégales ; 2) Les remettre à la presse est illégal. Pour Teori, “la divulgation à la presse d’éléments secrets de l’enquête par le juge Moro a servi uniquement à diriger l’opinion publique contre les accusés, promouvant ainsi un pré-jugement” (6). Deux jours plus tard, par 8 voix contre 2, la session plénière de la Cour suprême confirme le verdict du juge Zavascki. Le juge Moro présente alors ses excuses : “Je l‘ai jamais eu de motivation politique en divulguant les dialogues de Lula da Silva et d’autres personnes détenant une immunité privilégiée…”
Mais le Conseil national de justice (CNJ) ne le croit pas : il établit 14 “représentations” (reproches) contre lui, l’une d’entre elles accusant Moro “d’être partial dans les mesures prises contre le gouvernement… L’objectif de la levée du secret des écoutes en claire opposition aux dispositions de la loi parait répondre à la satisfaction du sentiment personnel du juge qui cherche à poursuivre une attaque politique contre la présidente Rousseff et l’ex-président Lula da Silva, générant ainsi une instabilité dans le pays”.
Le rôle de la presse
Pour l’association “Autres Brésil”, “L’État de droit sait qu’une sphère publique dont les médias sont dominés par une seule chaîne de télévision, tout comme un journalisme qui ne respecte pas un équilibre minimum des opinions, peuvent être destructeurs pour n’importe quelle nation”. C’est tout à fait le cas du Brésil dominé par le groupe Globo qui “donne de 20 à 25 fois moins de temps de parole” au gouvernement qu’à l’opposition… “Il devient fondamental de mettre en lumière le processus ‘d’information’ et de formation de l’opinion publique des Brésiliens… L’association entre le système judiciaire, la police fédérale et les moyens de communication s’est révélée essentielle dans l’atteinte des objectifs lors de l’arrestation de Lula : démoraliser le PT, fragiliser le gouvernement et soutenir les manifestations pro-destitution” à venir (7). L’empire Globo “couvre 80 % de ce qui est vu, lu ou écouté au Brésil et produit une information très défavorable au PT et souvent partiale” selon un ouvrage récent publié par le réseau d’information Ritimo (8).
Incertitudes judiciaires
D’abord, la Cour suprême doit bientôt décider (jeudi 7 avril) si elle accepte d’étudier le dossier Lula da Silva. Si oui, il ne pourra pas prendre son poste de ministre ni sans doute présenter sa candidature en 2018. Si non, la procédure est enterrée. Ensuite, la Commission parlementaire de 65 députés doit décider (mi-avril) si elle est d’accord pour ouvrir une procédure de destitution contre la présidente Rousseff. Si oui, la décision passe à une session plénière de la Chambre basse : si 342 des 513 députés votent en faveur de la destitution, le dossier passe au Sénat. Si non, l’affaire est classée.
Lula pourra-t-il sauver le Brésil ?
Le Brésil se retrouve ainsi dans une situation très inquiétante : si la Chambre des députés vote en faveur de la destitution, la Présidente ne peut plus exercer sa fonction pendant 180 jours, le temps donné au Sénat pour prendre sa décision. La présidence est alors occupée par le vice-président Michel Temer, qui est lui aussi mis en examen pour corruption ; un député vient d’ailleurs de demander une demande de destitution contre lui puisque son parti PMDB est pris jusqu’au cou dans le scandale Petrobras. Si Temer ne peut prendre le poste, la présidence revient au président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, lui-même mis en examen pour corruption et autres délits… Le Brésil marche sur la corde raide. Le chaos dans ce pays aurait des répercussions géopolitiques de grande ampleur. Lula pourra-t-il sauver le Brésil ? L’avenir du pays est entre les mains de la Cour suprême…
Jac FORTON