Lima, 1978. On est en pleine finale du Mondial de football qui enflamme les pays participants. On est aussi en pleine période de dictatures sur le sol américain et la terrible Opération Condor fonctionne à plein régime. L’Opération Condor est une sorte d’organisation internationale de la répression, une entente entre les différents régimes militaires au pouvoir un peu partout pour enlever, torturer, assassiner et faire disparaître toute trace des “actions” effectuées. Ils iront même jusqu’à s’entendre pour truquer le match entre l’Argentine et le Pérou en contrepartie d’un échange de prisonniers politiques. C’est ce contexte très noir qu’a choisi Santiago Roncagliolo pour… faire sourire son lecteur. Il est pressenti parmi les écrivains invités aux Belles Latinas de novembre prochain.
La vie de Félix Chacaltana est du genre pépère et rangée : assistant-archiviste au palais de justice de Lima, il vit avec sa mère qui le surveille avec zèle, il courtise timidement Cecilia, employée dans un journal et applique soigneusement la loi, dans son métier comme dans sa modeste vie privée. Il se sent intimement investi de son rôle de défenseur de la Loi, de l’État et des institutions, et malheureusement pour lui, il va se trouver au contact direct des “terroristes”, “subversifs”, bref des révolutionnaires. Dans la foulée, il va mettre le doigt dans l’engrenage d’une façon bien involontaire. Sous un régime dictatorial, il peut coûter cher de vouloir faire respecter la loi, surtout si elle avait été prévue à l’origine pour assurer les droits de l’homme.
L’immense naïveté de Félix fait tout son charme, et aussi le charme de ce récit très bien mené, qui parvient à réussir un véritable tour de force : montrer sans concession une situation historique terrifiante, ne rien cacher des horreurs qui ont bien existé sans jamais quitter une distance amusée. Si ça marche aussi bien, c’est que cette distance s’applique non aux ravages provoqués par le gouvernement de l’époque mais aux personnages intermédiaires tellement humains, dont le ridicule involontaire finit par être émouvant.
Bien involontairement, avec toute la candeur du monde, notre Félix Chacaltana s’introduit dans des milieux qu’il n’aurait à aucun moment imaginé approcher, le haut commandement militaire impliqué dans l’Opération Condor, ce qui à ses yeux est la récompense méritée accordée à l’employé consciencieux, mais qui, très vite, devient source de divers soucis. Les événements s’enchaînent, les rebondissements se succèdent, le suspense ne s’atténue jamais et la bluette devient thriller. Santiago Roncagliolo parvient à ne pas relâcher la tension qui oblige le lecteur (qui ne demande que ça) à s’accrocher à son roman.
En 1978, le Pérou s’apprête à sortir ‒ officiellement ‒ de plus de dix ans de dictature militaire, des élections “démocratiques” vont lui permettre d’être à nouveau gouverné par des civils. Un des grands mérites de La peine capitale, qui n’en manque pas, est de montrer sans masque les réalités vécues par le Péruvien moyen des années noires et aussi de faire clairement ressortir la relativité de ces futures nouvelles libertés proclamées haut et fort par tous les médias, qui sont toujours aux mains des militaires.
La sinistre Opération Condor traitée par l’humour, le pari était risqué. Il est parfaitement réussi : tout fonctionne, la prise de conscience de l’horreur comme le rire qui est ‒ presque ‒ partout. Un peu Courteline, un peu Simenon, un peu Chandler, tout cela en version sud-américaine : un charme indiscutable qui ne fait jamais oublier la réalité.
Christian ROINAT