Voilà une belle saga familiale autour d’une propriété, La Secrète, créée un siècle plus tôt, entretenue malgré les écueils de l’histoire, l’histoire chaotique et violente de la Colombie qui plus est, avec au milieu l’amour fraternel parfois bousculé par les accidents de la vie. Comme dans Trahisons de la mémoire, que nous avons commenté la semaine dernière, la mémoire ici aussi est au centre de ce roman de facture classique, avec ses personnages attachants dans leur diversité. Une réussite.
L’histoire est racontée par trois voix, celles des trois descendants d’Abraham Santángel, arrivés en Colombie en 1786, deux femmes et un homme dans la soixantaine. Très vite, Santángel s’est transformé en Ángel, probablement parce que Santángel sonnait trop juif converti. En un peu plus d’un siècle, la ferme la Secrète, fondée en 1886 sur la sueur et le sang a bien prospéré, mais dans des proportions raisonnables, on est loin du latifundio et les problèmes économiques sont récurrents. Dans le présent, elle semble être arrivée au terme de son existence, de l’existence que les trois narrateurs ont connue et aimée. Leur mère Ana vient de mourir sereinement, ils sont réunis pour un temps.
Antonio est passionné par l’histoire de la fondation, celle de sa famille qui va de pair avec celle de la Secrète, ce qui donne lieu à de superbes pages sur l’épopée des premières familles non aristocratiques (celles qui tenaient leurs possessions directement de la Couronne espagnole) qui, pour défricher ces terres ingrates ont imaginé une organisation sociale et économique originale, avant tout respectueuse des hommes.
Pilar, la sœur aînée, pilier de la ferme, mène une vie traditionnelle, dans son couple sans failles. Alors que Eva, la troisième enfant de la famille Ángel, a eu trois maris et quantité d’amants et qu’Antonio a quitté la Colombie pour vivre librement ses amours masculines puis son mariage avec Jon, un artiste noir new-yorkais, la fidélité a été pour Pilar et son mari une règle non contraignante, naturelle, et Pilar a tant bien que mal maintenu la cohésion de la fratrie comme l’avait fait leur mère.
Eva, elle, reste, des années plus tard, sous le traumatisme du jour où, seule à la Secrète, elle a été agressée par les Musiciens, un groupe de délinquants (politisés ? mafieux ?, les notions se confondent) qui, trouvant la maison vide, l’ont incendiée. Elle avait pu fuir de nuit, ne pouvant se fier à personne, croisant par hasard ses agresseurs attablés avec des militaires en uniforme.
Difficultés financières, enlèvement contre rançon, incendie de la demeure sont un contrepoint à la vie idyllique de la famille à d’autres moments, aux bains dans les eaux pures du lac, aux somptueux mais simples repas familiaux, aux amours débutantes d’Antonio ou débridées d’Eva. Le passé, lointain, récent ou immédiat, et le présent s’imbriquent. En Colombie, comme dans nombre d’autres endroits, la plénitude des hommes, si elle existe, est bâtie sur des siècles de violences accumulées et pour qui croirait encore que le monde est fait de gentils et de méchants. Héctor Abad démontre la complexité de la chose en multipliant les nuances autour des frontières entre, par exemple, révolution et extorsion de fonds par la violence.
Avec La Secrète, Héctor Abad offre un roman classique dans sa forme qui est aussi une très belle leçon d’histoire de la Colombie, la vraie, celle qui mêle constamment sérénité et horreurs, amour et haine, réalisme et poésie.
Christian ROINAT