Durant le mois de février, ce ne sont pas moins de cinq films latinos qui seront sur nos écrans, dont La tierra y la sombra de César Augusto Acevedo qui sort en salle ce mercredi 3 février. Notre collaborateur Alain Liatard a rencontré à Cannes en mai dernier, César Augusto Acevedo réalisateur du film La tierra y la sombra…
C’est mérité que La tierra y la sombra, du colombien César Augusto Acevedo ait obtenu la Caméra d’Or, récompensant un premier film, toutes sélections confondues du Festival de Cannes. Il prend ainsi la suite de Las Acacias de l’argentin Pablo Giorgelli, qui avait obtenu cette récompense en 2011. Ce n’est pas tout : il a aussi obtenu le prix Révélation France 4 et le prix des auteurs SACD. Ce très beau film présenté à la Semaine de la Critique, raconte l’histoire d’Alfonso, un vieux paysan qui revient au pays, 17 ans après avoir abandonné les siens, pour se porter au chevet de son fils malade. Il retrouve son ancienne maison, où vivent encore celle qui fut sa femme, sa belle-fille et son petit-fils. Il découvre un paysage apocalyptique. La demeure est cernée par d’immenses plantations de cannes à sucre dont l’exploitation provoque une pluie de cendres. Le film est très sensible. S’il ne montre pas la violence, celle-ci est toujours présente dans cette région de canne à sucre où les ouvriers sont très mal payés, souvent avec retard, et où l’air est irrespirable lorsque l’on brûle les champs.
Le réalisateur s’est penché sur cette histoire de famille où défendre sa terre coûte que coûte ne peut conduire qu’à la mort. La pollution qui en résulte cloue au lit le fils, avec peu d’espoirs de guérison. Cette famille est désarmée face aux industriels qui les exploitent, c’est pourquoi les personnages doivent constamment se battre contre le désespoir. Même les oiseaux ont désertés le lieu. Seule une révolte commune permet de faire venir un médecin. En recevant la Caméra d’or, le réalisateur a dédié ce prix “à tous les paysans de Colombie. Ce sont eux les héros de ce pays. Je veux leur dire qu’ils ne sont pas seuls”. Ce film montre aussi la bonne santé du cinéma colombien qui présentait trois films à Cannes pour une production annuelle de 40 films.
Comment parler d’un thème aussi personnel que celui de votre film avec le public des salles de cinéma ?
C’est un film qui parle à tout le monde, puisqu’il s’agit de la famille, des liens que nous avons avec les êtres que nous aimons le plus, mais c’est aussi un film qui parle de la valeur de la terre, de l’attachement. Je suis de cette région. C’est un film qui parle de mes origines. Quand j’étais petit, je voyageais beaucoup avec mon père et pour moi, le paysage était enfermé comme dans une fenêtre, lui voyait son ancienne maison et l’école, alors que moi, je ne voyais que la canne à sucre. Depuis tout petit, j’ai compris que la mémoire de ce peuple et son identité avaient été anéanti par le progrès. En fait, il y a des générations que cette région dépend complètement de la canne à sucre. J’ai construit pour le film ce microcosme avec la maison, l’arbre et la canne à sucre parce que cela m’intéressait de parler de la dernière famille qui était là. Dans le film, on voit bien qu’il ne reste plus rien, même pas les oiseaux.
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs, qui sont presque tous des non-professionnels ?
Il y a seulement une actrice professionnelle. Tous les autres sont des acteurs de la région qui n’avaient aucune expérience. Ça m’intéressait de retrouver cette réalité dans les corps, les marques du travail sur les mains, les peaux tannées par le soleil. Cinq semaines avant le tournage, nous avons fait un travail de préparation avec Fatima Toledo, qui vient du Brésil et dont c’est le métier. Les acteurs n’avaient pas le scénario, n’ont pas répété les scènes : l’idée était de créer entre eux des liens comme s’ils étaient une famille, et de réveiller en eux une mémoire sensorielle pour qu’ils soient plus conscients de leurs émotions. On a fait énormément de répétitions. On a fait jusqu’à vingt prises parce que je cherchais vraiment la connexion entre la vie de ces acteurs et celle de leurs personnages. La mère est un personnage très complexe et cela m’intéresse beaucoup la valeur de sa lutte, de sa résistance, de voir comment elle est jugée à cause de son fils ; elle ne peut pas abandonner cette terre pour laquelle elle a lutté.
Le film ne raconte pas pourquoi le père est parti…
Le film ne le dit pas parce que cela ne m’intéressait pas de parler d’un conflit, d’une autre femme ou d’un mauvais père. Je suis parti de ma propre expérience. Mon père est parti quand j’étais petit et que l’amour pour ma mère s’était éteint. Dans le film, je voulais que la partie humaine du père remonte à la surface.
Vous pouvez nous parler de votre manière de filmer ?
Pour moi, c’était important que l’on ressente le temps et l’espace, que c’était la dernière chance pour les personnages de se retrouver, de se connecter. Et la meilleure façon c’est que l’on sente les émotions des personnages, les obliger à partager le même espace, et de voir comment cela évolue. C’était important que la forme ne soit pas réaliste, et ce ne sont pas les événements qui sont importants mais plutôt les sentiments et comment ils évoluent. Je voulais que le spectateur ressente que ce qu’il voyait à l’image : ce n’était pas quelque chose qui allait se terminer mais continuer encore plus profondément à l’intérieur d’eux-mêmes. La maison que l’on voit dans le film n’existait pas et on est allé couper la canne pour la construire. On a du en planifier la construction avec un plan bien précis pour marquer la distance entre le corps et le sentiment de façon très rigoureuse.
C’est très beau la scène avec le cheval !
On le voit à partir du moment où il est en photo. Je voulais que l’on arrive à recréer le passé qui est perdu par le rêve ou le souvenir. Le cheval représente le passé et j’aime bien l’idée que lorsqu’il rentre dans la chambre le fils n’y est plus et que c’est le passé qui fuit. Ce fut un plan difficile qui nécessita vingt prises et après il fallait aller rechercher le cheval qui partait au galop. C’est important pour moi ces signes de destruction qui sont des signes de mort, comme les cendres ou la poussière. L’enfant est très isolé. Il grandit au milieu d’adultes et de la dévastation, et il découvre la vie, la famille, et sa première expérience avec la mort. Son monde est fermé parce qu’il n’a personne avec qui partager.
Et cet enfant, c’est vous ?
Non, je serai plutôt le malade. Être en train de mourir au milieu de mes parents.
La production fut très difficile ?
J’ai mis 8 ans pour faire ce film. Le travail d’écriture a été très long puis ça s’est accéléré ; le projet a gagné beaucoup de prix et j’ai trouvé cinq autres producteurs. Mais une fois que l’on avait réuni tout l’argent dont nous avions besoin pour faire le film comme nous le voulions, ce fut un tournage extrêmement dur, nous sommes tous tombés malades parce que c’est impossible de vivre maintenant là-bas. Et le propriétaire de la canne à sucre ne voulait pas que l’on fasse le film et que l’on montre les conditions de travail de ces gens là.
Propos recueillis par Alain LIATARD
Traduction assurée par Emmanuelle Charrier