Pourquoi l’Amérique latine vire-t-elle à droite ?

Après quinze ans de prédominance de la gauche dans le continent sud-américain, nous voyons apparaître les premiers signes d’épuisement de son projet politique, et la droite commence à se repositionner dans tous les pays.

En Argentine, douze années de kirchnérisme viennent de s’achever après un second tour serré. Au Venezuela, Nicolás Maduro tient à bout de bras les vestiges de l’héritage d’Hugo Chávez, en sachant que les élections législatives du 6 décembre peuvent signifier sa fin. Au Brésil, le Parti des Travailleurs, mené par la présidente Dilma Rousseff, est éclaboussé par la corruption, et la cote de popularité de Dilma n’est que de 10 %. En Colombie, la gauche est marginale et perd même dans des villes aussi emblématiques que Bogota. Au Chili, Bachelet a dû remanier tout son cabinet ministériel pour éviter une grave crise politique. Et au Mexique, la gauche s’appuie sur le charisme d’un leader comme Andrés Manuel López Obrador, après deux échecs électoraux.

Au Guatemala, dans ce petit pays qui a jugé et emprisonné son ex-président pour corruption, a été élu à la présidence un comédien de droite, Jimmy Morales. Au Paraguay, il ne reste aucune trace de ce que fut le projet du prêtre Fernando Lugo, et le parti colorado gouverne le pays sans être menacé. En Équateur, Rafael Correa perd la capitale, Quito, l’un des bastions du parti au pouvoir, et est en conflit avec les mouvements écologistes et indigènes, qui contestent son autorité. Seuls la Bolivie avec son projet national indigène, la social-démocratie uruguayenne avec le Frente Amplio Progresista, et peut être (encore que…) le Pérou d’Ollanta Humala, sont des gouvernements de gauche stables, avec des taux relativement élevés de popularité.

Que s’est-il passé en Amérique latine ? Que s’est-il passé durant toutes ces années, alors que les pays marchaient vers une inexorable convergence de politiques de gauche ? Comment expliquer la renaissance de la droite dans le continent sud-américain ?

Je dirais qu’il y a trois raisons qui peuvent aider à comprendre ce phénomène. La première hypothèse : les gouvernements de gauche sont arrivés au pouvoir avec un projet de démocratisation, d’inclusion et d’ouverture politique, qui a servi d’excuse pour balayer quelques libertés associées aux anciens régimes. La seconde hypothèse : les gouvernements de gauche n’ont pas su gérer l’économie, et quand le prix du pétrole et des matières premières a commencé à baisser, le déséquilibre économique n’a pas pu être caché. Le populisme économique n’a pas convaincu. Une troisième hypothèse : comme au temps des prédécesseurs néolibéraux, la corruption a gangréné le cœur de ces gouvernements. Voyons les trois explications au mal être que vit la gauche latino-américaine.

Ont-ils échoué dans la démocratisation ?

Il est difficile de parler de façon générale d’un continent de plus de 500 millions d’habitants, mais il est possible de dégager quelques tendances. Tant au Brésil qu’au Venezuela, en Argentine, en Équateur et même en Uruguay, l’arrivée des gouvernements progressistes au pouvoir a généré un débat sur le concept de démocratie.

Pour Chávez, Kirchner ou Lula, la démocratie, moins procédurale, était aussi avoir une vie digne, combattre les inégalités et réduire la pauvreté. Ils ont cherché à passer de la démocratie minimale, celle des institutions et du vote, à la démocratie sociale, celle de l’inclusion. Le Latinobarómetro (ONG de sondage d’opinion publique) 2015 nous apprend que l’Uruguay, l’Équateur et l’Argentine sont les trois pays les plus satisfaits de leur démocratie. Au Venezuela, après les années Chávez durant lesquelles la plupart des citoyens étaient contents de leur démocratie, seulement 30 % de la population la trouve actuellement suffisante. Le Mexique, gouverné par le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel), est le pays le plus déçu par la démocratie.

C’est que la majorité des gouvernements se sont retrouvés confrontés à une réalité très paradoxale. D’un côté, toutes les études disent que les mécanismes de participation, comme la révocation des mandats ou les plébiscites, ont permis en Équateur, en Bolivie, au Venezuela ou en Argentine, que les populations se sentent plus concernées dans la prise des décisions. Mais le paradoxe réside dans le fait que cette augmentation des libertés a contrasté avec une diminution très nette de la répartition des pouvoirs, du respect de l’opposition, de la transparence électorale et de la liberté d’expression.

Autant le chavisme, que le corréisme ou le kirchnérisme, n’ont été capables d’accompagner leur “seconde vague de réformes démocratiques” des garanties minimales d’une démocratie libérale : la liberté d’expression, de manifestation, et la liberté de la presse. Ils ont donc, dans leur “démocratie populaire”, oublié l’indépendance du pouvoir judiciaire, l’autonomie des organismes chargés d’arbitrer les élections, et le droit d’existence d’une presse libre qui puisse contester les politiques. L’exemple extrême de cette régression autoritaire dans quelques pays latino-américains est l’incarcération du leader de l’opposition, Leopoldo López, au Venezuela.

Populisme économique ?

La première décennie du XXIe siècle a été un âge d’or pour l’Amérique latine, si l’on exclut le Mexique et quelques pays d’Amérique centrale, puisque le pays a accru sa croissance de 4 % grâce à l’augmentation du prix du pétrole, au développement des entreprises et aux exportations. L’Amérique latine a été, après l’Asie de l’est, la région au plus fort taux de croissance. Cette reprise économique a permis, selon les données de la Banque mondiale, que de 2000 à 2012, la pauvreté en Amérique latine (définie par un salaire de 4 dollars ou moins par jour) chute de 41 % à 23 %. Des pays comme le Venezuela ont réduit la pauvreté de 22 %, la Bolivie de plus de 30 %, le Brésil de 14 %, et l’Argentine et le Chili d’un peu plus de 2 %.

Mais les beaux jours sont terminés. La crise de 2008-2009, la chute des prix des matières premières, et la baisse de la consommation ont eu des conséquences sur l’économie des pays latino-américains. Finies les croissances de 7, 8, voire 9 %, qui restent cependant au dessus de zéro, ce qui est toutefois une bonne nouvelle. Les caisses sont vides, les recettes ont chuté, et il n’est plus possible de mener à bien une politique sociale. Un cycle s’est achevé et la gauche au pouvoir est devenue incapable de répondre aux nouveaux défis.

L’inflation, toujours menaçante, s’est aggravée. Le Venezuela et l’Argentine ont connu une augmentation des prix supérieure à 20 %. Les nationalisations industrielles ont réduit la marge de manœuvre des autorités politiques. Les fléaux du populisme économique sont réapparus : l’inflation, l’obstination à contrôler le taux de change, l’excès des dépenses de l’État, sans oublier les cadeaux des gouvernements à leurs alliés politiques. Le système, qui avait si bien fonctionné pendant dix ans s’effondre, et ni Maduro, ni même Dilma Roussef ne savent comment redresser la barre.

Le piège de la corruption ?

Rafael Correa a dit une fois que la gauche arrivait en Amérique latine pour en finir avec “la longue nuit néolibérale”. Auparavant, de la fin des années quatre-vingt-dix aux premières années de ce siècle, beaucoup de latino-américains ont connu des élites politiques corrompues, qui sacrifiaient les intérêts de la nation et vendaient le pays aux plus offrants. Une dose de nationalisme et de revendication de la souveraineté, ainsi que la promesse d’une plus grande ingérence de l’État dans l’économie, ont permis à la gauche latino-américaine de gagner la majeure partie du continent, en dehors de la Colombie et du Mexique.

Mais, après tant d’années au pouvoir, sont revenus les phénomènes de corruption et de soupçons, qui ont miné la crédibilité des différents gouvernements latino-américains. Au Brésil, José Dirceu, le premier président de la démocratie brésilienne, a été emprisonné suite au scandale des mensualités (paiement de pots-de-vin à quelques députés, en échange de leur vote en faveur des projets de loi du pouvoir exécutif). On peut citer également les détournements de fonds au Venezuela, l’opacité des projets énergétiques en Équateur, et les soupçons qui pèsent sur l’enrichissement des Kirchner en Argentine.

La corruption, que la gauche avait tellement décriée quand elle était dans l’opposition, leur salit maintenant les mains, et même davantage. Le renouveau n’a duré qu’un temps, la logique politique et la volonté de gagner les élections à tout prix l’ayant amenée à reproduire les erreurs qu’elle avait jurées ne jamais commettre.

Il est indéniable qu’un nouveau cycle émerge en Amérique latine. Après une quinzaine d’années de prédominance des gouvernements de gauche, on voit bien que les latino-américains ne voient pas d’un mauvais œil le retour à des projets politiques qui privilégieraient le marché, la liberté économique, le commerce et la déréglementation financière. Les années de la gauche au pouvoir ne sont toutefois pas aussi catastrophiques que le colportent certains medias. Le taux de croissance moyen est supérieur à 4 % (2000-2014) et, selon la CEPAL (Commission Économique Pour l’Amérique Latine), plus de 70 millions d’habitants ne vivent plus en dessous du seuil de pauvreté. La concentration des richesses a également diminué, même si les inégalités restent franchement choquantes en Amérique latine. Mais ces avancées sociales contrastent avec les points noirs que sont l’atteinte à quelques libertés démocratiques, comme celles de la presse et du droit aux manifestations, et la dégradation du cadre institutionnel, sans oublier l’extrême dépendance de la majorité des pays à la vente des matières premières à l’étranger. La droite latino-américaine est de retour après quinze années de marginalisation, encore que son projet reste une inconnue.

Enrique TOUSSAINT,
Analyste politique
Texte traduit par Catherine Traullé

Cet article a été publié en espagnol sur le site de El Informador.