Un pays divisé en deux. Le retour du néolibéralisme dur ? Les enjeux géopolitiques argentins et latino-américains. Le jeudi 10 décembre prochain, le libéral Mauricio Macri, ancien maire de Buenos Aires succédera donc à la présidente de gauche Cristina Kirchner pour un mandat de quatre ans reconductible.
Mauricio Macri (56 ans), candidat de la coalition Cambiemos (Changeons) a remporté le second tour des élections présidentielles devant Daniel Scioli (58 ans) du FpV (Front pour la Victoire) par 51, 41 % des voix contre 48,59 %. Le pays est deux fois divisé en deux. Politiquement d’abord, par un score très serré, et géographiquement car le centre, c’est-à-dire la ville de Buenos Aires et les provinces du centre (zones riches) ont voté Macri, alors que le nord-est, le nord-ouest et la Patagonie (zones plus pauvres) ont voté Scioli.
Pendant sa campagne, Scioli a dû résoudre un dilemme : se différencier complètement de l’époque Kirchner ou s’identifier à elle pour poursuivre la tâche. Il a tenté une voie médiane : revendiquer les acquis sociaux du kirchnérisme (qui sont réels), tout en proposant un projet politique propre. Il avait reçu le soutien de la présidente Cristina Fernández de Kirchner qui ne pouvait, constitutionnellement pas se présenter pour un troisième mandat. Elle termine ce second mandat avec un taux d’acceptation populaire assez élevé mais cela n’a pas suffi pour que le candidat de son parti gagne les élections.
Un retour au libéralisme dur ?
Le programme présenté par Mauricio Macri consiste en “une économie ouverte au monde, un accord avec les fonds vautours, la suppression des retentions et des subsides agricoles, une dévaluation drastique immédiate”. Ce qui, en clair, signifie le retour en force de l’économie néolibérale et de ses ajustements structurels chers au FMI, payer les milliards exigés par les fonds spéculatifs dits vautours (de 8 à 20 milliards de dollars !), la suppression de la taxe à l’exportation des produits agricoles qui protégeait le pouvoir d’achat interne, et une dévaluation immédiate du peso alors que certains économistes estiment qu’elle ne peut pas remplir son rôle de relance de l’économie puisque le Brésil et la Chine, principaux partenaires commerciaux de l’Argentine, viennent d’en faire autant. Par contre, il est à craindre que toutes ces mesures réduisent de beaucoup le pouvoir d’achat des petites gens. En revanche, les banques, le secteur agro-exportateur et la Bourse sablent le champagne… Les proches de Macri sont tous adeptes de l’orthodoxie néolibérale et liés au monde financier.
De leur côté, les militaires menacés de prison pour les crimes contre l’humanité commis pendant la dictature espèrent la fin des procès. Macri n’a-t-il pas dit un jour : “Il faut arrêter de regarder en arrière et en terminer avec les escroqueries des droits-de-l’hommistes” ? Renchéri par l’écrivain Marcos Aguinis pour qui “les présidentes des Mères et Grands-Mères de la Place de Mai sont des femmes méprisables”…
Défendre les avantages sociaux gagnés depuis 2003.
Pourquoi des millions de gens qui ont bénéficié des programmes sociaux des trois gouvernements Kirchner ont-ils voté pour une droite qui menace d’annuler une série d’acquis sociaux ? ceci n’est pas encore clair. Le FpV et ses alliés devront réaliser une sérieuse recherche des erreurs de campagne et de gestion. Dans l’immédiat, la lutte politique affrontera un gouvernement qui voudra minimiser ou détruire les acquis sociaux, économiques, éducatifs scientifiques et culturels, à une opposition qui voudra les sauvegarder. De fait, la coalition Cambiemos est davantage un rassemblement de groupes contre le gouvernement Kirchner qu’une coalition avec un programme clair et défini autre que celui d’annuler les acquis de ses prédécesseurs, de privatiser ce qui a été nationalisé et de rechercher le soutien financier du FMI et des États-Unis plutôt que celui du Brésil ou de la Chine. On passe bien d’un modèle idéologique et économique à un autre, complètement opposé et plus proche de l’orthodoxie FMI.
Le nouveau président ne contrôle pas le Congrès
Les partis de gauche étant quasi inexistants, si le FpV se perd en récriminations internes face à la défaite dans les urnes, les secteurs populaires et de défense des droits humains ne seront plus représentés. Les gens qui ont voté pour lui attendent qu’il réussisse à rester uni et reprendre le dynamisme dans l’opposition pour défendre les acquis. Car gouverner ne sera pas simple pour la coalition Cambiemos. Elle ne contrôle ni la Chambre des députés ni le Sénat. Au Sénat, Macri ne pourra compte que sur 16 sièges propres alors que le FpV en possède 40, plus que la majorité absolue (37). À la Chambre basse, le FpV ne possède pas la majorité absolue (qui serait de 129 sièges) mais il a obtenu la plus importante minorité : 98 sièges, auxquels on peut ajouter des alliés sûrs qui lui donnent 107 voix contre à peine 85 au nouveau président.
La troisième force, le Front Rénovateur de Sergio Massa, joue bande à part et pourra soutenir l’une ou l’autre coalition selon ses intérêts. La gauche compte 5 ou 6 députés et on peut parier qu’ils voteront rarement pour la droite. Cambiemos a bien compris sa faiblesse parlementaire : Ernesto Sanz, responsable du Parti radical pro-Macri a déjà prévenu que “la main ne nous tremblerait pas pour gouverner par décrets”…
Vers un bouleversement géopolitique en Amérique latine ?
L’élection d’un président nettement à droite et proche des États-Unis risque de bouleverser les équilibres économiques et politiques des Amériques. En politique étrangère, Macri a annoncé qu’il demandera l’expulsion du Venezuela du Mercosur. Pour certains analystes, son objectif serait un Mercosur sans Venezuela ni Bolivie, mais plus proche des États-Unis. L’Argentine pourrait même rejoindre l’Alliance pour le Pacifique promue par les États-Unis ou impulser un rapprochement entre les deux entités. En somme, une remise à jour de l’ALCA (Alliance pour le libre commerce des Amériques) créée par les présidents Clinton et Bush, une alliance économique qui devait rassembler tous les pays des Amériques sauf Cuba. Les pays de l’Amérique latine avaient rejeté ce projet il y a exactement dix ans ! Un projet tout à fait plausible si l’on considère que le Brésil semble bien parti pour suivre la voie de l’Argentine de Macri.
Pour l’actuelle ambassadrice argentine au Royaume-Uni, Alicia Castro, “Défaire l’unité latino-américaine et caribéenne serait une stupidité économique. Les 33 pays de la Celac (Communauté des États de l’Amérique latine et des Caraïbes) contiennent un marché de 600 millions de personnes ; c’est la troisième puissance économique mondiale, elle possède des ressources naturelles pour son développement, elle est le principal producteur d’aliments au monde… Dire que ‘l’Argentine doit retourner au monde’ nous rappelle les ‘relations charnelles’ [évoquées par Carlos Menem dans la relation États-Unis – Argentine des années 90], la dépendance aux centres financiers, l’endettement irresponsable et la désindustrialisation”…
Le nouveau président a indiqué qu’il n’y aura pas de ministre de l’Économie mais un cabinet économique composé des ministères du Travail, de l’Énergie, de la Production, de l’Agriculture, des Transports et du Budget. Beaucoup des noms avancés sont bien sûr issus des grandes entreprises privées, tel José Aranguren, futur ministre de l’énergie et ancien directeur exécutif de Shell en Argentine… Il a aussi demandé à des hauts fonctionnaires de démissionner, tels le directeur de la Banque centrale et la Procureure générale de la République. Le nouveau président prendra ses fonctions le 10 décembre.
Jac FORTON