Dessins invisibles, qui vient de paraître en français aux éditions Insula, est un recueil de dessins imaginés et conçus Gervasio Troche Gutiérrez entre 2009 et 2012. Ce dessinateur uruguayen est né à Buenos Aires en 1976. Fils d’exilés politiques uruguayens, il grandit d’abord en France puis au Mexique, avant de retourner en Uruguay en 1985, où il vit encore actuellement. Il commence à dessiner dès son plus jeune âge et entame une formation dans un cours de bande dessinée puis entre à l’École nationale des Beaux arts de Montevideo.
Gervasio Troche a débuté sa carrière en publiant dans El Tejano, la revue de son quartier jusqu’à ce qu’il réalise un dessin quotidien dans le journal La República (Uruguay) et collabore dans de nombreux médias latino-américains. Ce qui aurait pu être vu comme une consécration par certains a représenté pour lui une sorte de défi qui a étouffé sa créativité, l’obligeant à provoquer le rire des lecteurs. Depuis 2009, il publie de manière hebdomadaire sur son site web personnel. De par son origine et sa formation, il a fortement été influencé par le monde du comics. Comment ne pas retrouver dans ses tracés à l’encre de chine l’influence de Quino – qui a sans doute été sa plus grande source d’inspiration – au même titre que celle de Max Cachimba, Tute, Liniers ou encore Kioskerman ?
Avec ses Dessins invisibles, le dessinateur nous invite dans son univers imaginatif et poétique teinté de noir et blanc, où le silence, la physique et la lumière jouent un rôle fondamental. Ses dessins d’apparence très simples, presque naïfs, regorgent en réalité d’une richesse infinie, une richesse qui commence par l’aspect purement formel et épuré, loin de toute prétention grandiloquente. Troche dessine à la main avec peu de matériel : de l’aquarelle liquide, de l’eau et des pinceaux. Il ne lui en faut pas plus pour nous combler de magie. Le cosmos, la musique, la pluie, les escaliers, les fenêtres, les hommes et les femmes sont les éléments clés de son œuvre, éléments fascinants, emplis de mystère et de magie.
Au fil des pages, on peut y voir un homme qui plante une note de musique, l’arrose et constate, bienheureux, que de nouvelles notes commencent à pousser. Il se met alors à danser avec joie, au son de ses mélodies. Plus loin, ce même homme joue de la guitare, d’où sortent des nuées de notes mélodieuses. Surpris, il les balaie pour les remettre ensuite d’où elles sont sorties, c’est-à-dire à l’intérieur de son instrument. Sur une autre page, un homme monte à une échelle pour abriter le soleil à l’aide de son parapluie afin de le protéger de la pluie qui tombe à torrents… Ses personnages ne parlent pas, ses dessins parlent d’eux-mêmes. Ils nous font voler, nous élèvent et nous emportent dans un endroit onirique. Sans le savoir, les dessins nous interrogent en silence… Silence que l’on peut lier au vide créé par la page blanche, qui n’est pas sans rappeler l’abîme. Les images nous renvoient ainsi à ces moments où nous sommes envahis par le sentiment de n’être qu’un point insignifiant dans l’univers, à la merci de tout ce qui nous entoure : les habitudes, la nature, le ciel, les abîmes. Cette sensation de perte est ici traduite dans un milieu beaucoup moins terrifiant que pacifique.
En somme, Troche nous offre ici des dessins subtils, des idées originales et un univers graphique profond. Son œuvre capte le caractère paradoxal de notre réalité et questionne à travers elle les habitudes, les pratiques et les évidences en général. Les images puisent leur puissance dans leur capacité à ouvrir de nouvelles voies surprenantes à travers la logique cartésienne qui régit notre monde. “Invisibles”, ces dessins le sont bien : on ne les voit pas, on les ressent. Ils ne sont pas une fin en soi mais plutôt les vecteurs d’une émotion et d’un sentiment particuliers. Sans hésitation, Troche est par-dessus tout un poète, qui dessine admirablement bien.
Vaiana GOIN